A propos du procès de Georges Bensoussan

Mediapart

L’historien Georges Bensoussan a comparu, à l’initiative du Parquet, le 25 janvier, devant la 17e chambre correctionnelle du Palais de justice de Paris, pour incitation au racisme, pour des propos tenus lors de l’émission Répliques, sur France Culture le 10 octobre 2015. Les réactions suscitées par ce procès nécessitent de rétablir les faits. Le fait que cet historien soit l’un des responsables du très utile Mémorial de la Shoah peut troubler. La publication de comptes rendus partiels ou inexacts par plusieurs journaux et sites internet, impose de restituer les faits.

Les propos qu’il avait tenus sur « l’antisémitisme atavique » des familles arabes qui formeraient un « autre peuple » dans la nation française avaient suscité lors de l’émission en question la réaction indignée de son interlocuteur, le sociologue et historien Patrick Weil. A l’écoute de cette émission, nous nous avions été quelques-uns, enseignants, chercheurs, journalistes, à être, nous aussi, atterrés par ces propos, et, dans un texte sur Mediapart, le 13 octobre 2015, intitulé « Une “répliques” de trop», nous avons sollicité le Conseil supérieur de l’audiovisuel en lui demandant d’y réagir.

Georges Bensoussan avait dit : « Aujourd’hui nous sommes en présence d’un autre peuple au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés. […]. Il n’y aura pas d’intégration tant qu’on ne se sera pas débarrassé de cet antisémitisme atavique qui est tu, comme un secret. » Il avait dit que, dans ces familles, « l’antisémitisme, on le tète avec le lait de sa mère ». Patrick Weil avait opportunément répondu : « C’est une honte que vous puissiez dire une chose pareille, parce que vous condamnez quatre millions de nos compatriotes ». Bensoussan avait répliqué en l’accusant de se livrer à un « véritable terrorisme intellectuel ». Telle est l’accusation que, lors du procès, il a reprise à l’envi contre les associations qui se sont portées parties civiles le 25 janvier à la suite des poursuites engagées par le Parquet. Et même à l’encontre du Parquet lui-même pour avoir décidé de poursuivre le caractère raciste de ses propos, Parquet qu’il a accusé de « terrorisme intellectuel conduisant au terrorisme islamiste ».

Ce n’est ni dans Le Firgaro, ni dans Marianne, ni dans Le Point, qu’on peut apprendre précisément quelles étaient les associations antiracistes qui se sont constituées parties civiles le 25 janvier une fois les poursuites décidées par le Parquet. Outre le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) qui avait saisi le Parquet, il s’agit rien moins que de la Ligue des droits de l’Homme, de la Licra, du Mrap et de SOS Racisme. Divers compte rendus accusent le CCIF ou les auteurs du texte « Une “répliques” de trop » paru sur Mediapart, au lendemain de l’émission d’avoir « dénoncé » Georges Bensoussan. Ses propos ayant été tenus publiquement sur une chaine du service public de radiodiffusion, interpeller le CSA, comme nous l’avons fait, ou saisir le Parquet pour qu’il juge s’il y avait matière à poursuivre, comme l’a fait le CCIF, ne sont pourtant en rien d’obscures délations.

Le CSA a pris la chose au sérieux : « Dans sa séance du 2 décembre 2015, le Conseil a considéré que certains propos tenus par M. Bensoussan, notamment ceux rapportés d’un sociologue concernant le fait que “dans les familles arabes, …] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère”, ou ceux portant sur la “réislamisation du pays qui [tendrait] à faire sécession de la population française” étaient susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires. » Relevant que Patrick Weil avait répondu vigoureusement à ces propos discriminatoires, il a estimé que l’animateur de l’émission, Alain Finkielkraut, n’y avait pas réagi comme il convenait. « En conséquence, le CSA a adressé une mise en garde ferme à la station France Culture contre le renouvellement d’un tel manquement en lui demandant de veiller, à l’avenir, aux dispositions de l’article 5-1 du cahier des missions et des charges de Radio France. » ([à lire ici). La station a imposé à Alain Finkielkraut la lecture d’une mise au point lors de son émission suivante. Cité, le 25 janvier, comme témoin de la défense par Georges Bensoussan, il n’a pas caché avoir été obligé de lire, à son corps défendant, cette reconnaissance de son manquement, que la chaine lui a imposée.

Bensoussan s’étant, lors de l’émission, référé aux propos tenus par un sociologue, Smaïn Laacher, dans un interview pour le film Profs en territoires perdus de la République ? que devait diffuser France 3 peu après, une bonne partie de l’audience du 25 janvier devant la 17e chambre correctionnelle a porté sur la conformité ou la différence entre les propos tenus par l’un et par l’autre. Affirmant que ses propos n’étaient que la reprise de ceux du sociologue, Bensoussan en a conclu que le tribunal avait sombré dans le racisme : « Quand c’est Smaïn Laacher, pas de poursuite. Quand Georges Bensoussan le dit, il y a poursuite. Donc il existe une différence de traitement. C’est du racisme. » Le sociologue avait d’abord réagi en affirmant que ses propos n’avaient rien avoir avec ceux de Bensoussan, brandi la menace de poursuites en diffamation (lire ici) avant d’y renoncer. Cela le regarde.

Dans un article du Monde du 21 janvier 2016, il a tenté de préciser sa pensée (lire là). La question a finalement peu d’importance pour la qualification des propos tenus sur France Culture par Georges Bensoussan et leur éventuelle infraction à la loi contre le racisme. Significatif, en revanche, est le fait que ce dernier l’ait qualifié lors de l’émission de « sociologue algérien » alors qu’il est français. Cette désignation d’un Français par cette origine n’est pas sans rapport avec son allégation que les personnes de culture arabe constitueraient un corps étranger au sein de la nation française. Comme est significatif le fait que tous les témoins cités lors du procès par la défense de Bensoussan ont tous repris tour à tour dans leur déposition cette désignation inexacte.

De longs débats ont porté sur la mesure des actes antisémites ou islamophobes dans la société française et sur la question de savoir si l’antisémitisme est davantage répandu chez les personnes ayant une origine arabe que dans d’autres groupes sociaux. Questions importantes qui méritent un examen lucide et sans instrumentalisation, comme le fait la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). L’observation de l’antisémitisme, pour ne pas qu’elle reste le domaine des reportages tapageux à charge et des sondages mal conçus, nécessiterait une enquête scientifique sérieuse à l’échelle de la France entière et non des seuls quartiers populaires ou familles arabes ou musulmanes. Mais la question des préjugés particuliers antijuifs présents dans telle ou telle culture populaire ou représentation collective maghrébine ou arabe, ou chez des Français de cette origine — ce qui n’est pas la même chose, car ils ont partagé de nombreuses autres influences culturelles — ne doit être en aucun cas éludée. Le langage courant, qui est un conservatoire de stéréotypes, est porteur de formes particulières de préjugés antisémites qui doivent être examinés sans déni et avec la plus grande vigilance. Mais l’accusation globale d’antisémitisme est inacceptable à l’encontre de nos concitoyens musulmans ou d’origine arabe.

Loin de reconnaître d’y avoir cédé, Bensoussan s’est prévalu de sa qualité de responsable éditorial du Mémorial de la Shoah. Les témoins cités par sa défense, comme Yves Ternon ou Elisabeth de Fontenay, sans apporter aucun élément au sujet des propos poursuivis, n’ont fait que louer ses travaux en tant que rédacteur en chef des Cahiers de la Shoah et témoigner de leurs collaborations fructueuses avec lui en diverses circonstances. Elisabeth de Fontenay déclarant, quant à elle, que Bensoussan est « vraiment de gauche » et qu’elle « accepte mal qu’un tel chercheur soit poursuivi ».

Georges Bensoussan a placé au cœur de sa défense sa thèse des « territoires perdus de la République », selon les termes du titre du livre qu’il a, sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner, dirigé en 2002 (Les Mille et une Nuits) et réédité dans une version complétée, en 2015, chez Fayard, dans la collection de poche Pluriel. Cette thèse qui soutient l’idée que les élèves de banlieue d’origine arabe sont massivement antisémites et contestent l’enseignement de la Shoah, a été aussi déclinée et mise en image par le film Profs en territoires perdus de la République ? de Georges Benayoun, diffusé sur France 3 le 22 octobre 2015 et aussitôt mis en ligne sur internet. Elle est également développée dans l’ouvrage dirigé récemment par le même Georges Bensoussan, Une France soumise (Albin Michel, 2017).

Abondamment diffusée dans l’édition et les médias audiovisuel, cette thèse à laquelle les principaux organes de presse font largement un écho, est éminemment discutable. Elle ne correspond pas à l’expérience professionnelle de ceux des rédacteurs du texte « Une “répliques” de trop » publié sur Mediapart, qui enseignent dans l’école publique, souvent dans ce qu’on nomme les quartiers difficiles. Elle est contredite aussi par des travaux scientifiques beaucoup plus rigoureux et fiables comme ceux dirigés par la chercheuse Françoise Lantheaume, en particulier Le récit du commun : L’histoire nationale racontée par les élèves (avec Jocelyn Letourneau, Premium, 2016), fruit d’une dizaine d’années d’enquête de terrain. Malheureusement, les ouvrages qui, comme celui-ci, étudient les faits hors de toute instrumentalisation et avec un souci de la nuance et de la précision ne bénéficient pas d’un tel soutien médiatique.

Georges Bensoussan a aussi développé lors de son procès sa thèse selon laquelle le monde arabe, considéré globalement, n’avait été pour les Juifs qu’« un monde de domination et d’humiliation » et qu’ils l’avaient fui pour cette raison avant même la création de l’État d’Israël, sans que la colonisation du Maghreb ou la question de la Palestine n’aient joué de rôle décisif en la matière. Sur ce thème aussi, sa production éditoriale est abondante. Après son gros livre Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975 (Tallandier, 2012), il vient de publier un essai intitulé Les Juifs dans le monde arabe. La question interdite (Odile Jacob, 2017). Mais ses ouvrages se situent dans un domaine historiographique balisé par bien d’autres auteurs qui sont loin de partager son analyse globalisante et systématique.

C’est le cas d’Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora qui ont dirigé la monumentale Histoire des relations entre Juifs et Musulmans des origines à nos jours, dirigée par (Albin Michel, 2013). Et aussi de Joëlle Allouche-Benayoun et Geneviève Dermenjian, auteures de Les Juifs d’Algérie, une histoire de rupture (Presses universitaires de Provence, 2015), de Pierre-Jean Le Foll-Luciani, dans Les Juifs algériens dans la lutte anticoloniale, trajectoires dissidentes (1934-1965) (Presses universitaires de Rennes, 2015), ou d’Ewa Tartakowsky dans Les Juifs et le Maghreb, fonctions sociales d’une littératures d’exil (Presses universitaires François Rabelais, 2016). Il est difficile de ne pas trouver un lien entre la lecture de cette histoire faite par Georges Bensoussan comme un antagonisme constant entre Juifs et Arabes et la manière dont les partisans israéliens de la poursuite effrénée de la colonisation mettent l’accent sur un antisémitisme éternel et généralisé dans le monde arabe pour justifier la pérennisation de cette politique.

Finkielkraut a qualifié les associations antiracistes qui, outre le CCIF, se sont constituées parties civiles — on l’a vu : la Ligue des droits de l’Homme, la Licra, le Mrap et SOS racisme —, de promoteurs d’un « antiracisme dévoyé ». Pour faire bonne mesure, il a d’ailleurs englobé sous le même anathème l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Selon lui, « les associations antiracistes ne luttent plus contre le racisme, leur objectif est d’interdire de penser, il s’agit de soustraire la réalité à l’investigation et les musulmans à la critique ». Il considère qu’elles exercent une « intimidation » à l’égard du tribunal, et aussi dénoncé une « dérive judiciaire », puisque les tribunaux « ferment les yeux face aux insultes antisémites et antifrançaises ». Bensoussan, à une question de la procureure lui demandant ce qu’il pensait d’une condamnation récente d’Eric Zemmour par ce même tribunal, a répondu « c’est la réalité sous l’angle de Zemmour, on peut la regarder d’un autre » et aussi qu’« on veut toujours faire taire les voix qui déplaisent ». Un témoin cité par sa défense a décerné à Bensoussan le titre de « lanceur d’alerte ».

Si ses travaux d’historiens méritent respect et critique, si l’émission de Finkielkraut est parfois de qualité et offre souvent une place au débat — j’y ai moi-même été invité pour dialoguer avec Pierre Nora sur la reconnaissance par la France de son passé colonial (à écouter ici) —, la véhémence de leur réponse aux poursuites du Parquet, fondées pourtant sur les principes fondamentaux des droits de l’Homme, est consternante. On ne peut s’empêcher de penser aux dérives provoquées, au XIXe ou au début du XXe siècle, du temps de l’Action française, par la passion antisémite chez des auteurs de talent. Ou à la posture de « héraut de la liberté d’expression » et de « dénonciateur de scandales cachés que personne ne veut voir » que prenait le fondateur de La Libre Parole (sic), le très antisémite Edouard Drumont.

L’histoire de l’Action française et de la France de Vichy montre que des passions racistes peuvent égarer de grands esprits et l’exemple de la presse antisémite du premier XXe siècle que des arguments comme la défense de la liberté d’expression ou la nécessité d’alerter courageusement nos concitoyens contre des périls qui les menacent ont été « retournés » au profit des pires causes. Certains éloges dithyrambiques venant de sites internet de la « fachosphère », qui applaudissent à tout rompre les discours de Bensoussan et Finkielkraut sur « l’antiracisme dévoyé » d’associations à la longue histoire, devraient pourtant être de nature à les faire réfléchir.

La procureure a requis contre Georges Bensoussan une peine de 1 500 euros d’amende. Le tribunal rendra son jugement le 7 mars prochain.

par Gilles Manceron. Publié sur son blog le 10 février 2017.