Monsieur Elie Buzyn est mort.
Comme pour tout être humain qui disparaît, nous et je, éprouvons une infinie tristesse.
La mort de M. Elie Buzyn résonne en moi comme étant une grande perte, irréversible. La fin d’une histoire, celle du XXe siècle, la nôtre, la mienne.
Comme mon père, M. Elie Buzyn est arrivé à Auschwitz à peu près à la même période de l’été 1944.
Ils n’avaient pas le même âge ( mon père était né en 1908). Mais l’un et l’autre ont été confrontés à la même situation en débarquant sur la rampe d’Auschwitz.
Leurs stupeurs, leurs interrogations et leurs inquiétudes, ont probablement été identiques.
Ils pénétraient dans un univers inconnu, insoupçonnable, hors de l’humanité, très exactement. Un monde où les mots qu’ils avaient acquis, qui étaient les leurs, n’avaient plus de sens, devenaient obsolètes.
Tous les deux ont connu la sélection, tous les deux – parce que la machine de guerre nazie manquait de main d’œuvre – ont été gardés vivants pour travailler dans les usines de guerre attenantes au complexe d’Auschwitz-Birkenau à cause de la pénurie de travailleurs allemands mobilisés sur le front de l’Est, tout en sachant que, tôt ou tard, leurs morts étaient programmées.
À quelques heures d’intervalle probablement, l’un et l’autre ont effectué les funestes marches de la mort.
Elie Buzyn est arrivé à Buchenwald, mon père à Mauthausen, début février 1945. Mon père est mort à Melk (camp annexe de Mauthausen) le 11 avril 1945. Elie Buzyn a survécu heureusement.
Grâce à lui, grâce aux quelques survivants – à leurs écrits, pour ceux qui ont pu écrire, à leurs témoignages oraux pour les autres – nous et je avons pu mettre quelques mots sur cette tragédie, approcher – sur la pointe des pieds et sans pouvoir en franchir les frontières – la réalité exacte.
Il y a un indicible que nous ne pouvons appréhender, mesurer, nommer, avec les sensations qui sont les nôtres. Les mots faim, soif, épuisement, froid par exemple restent pour nous étrangers aux leurs. Ils font partie d’un autre monde et nuls de nos repères sont en capacité d’en transmettre la signification exacte.
Nous et je sommes irrémédiablement dans l’impossibilité de partager ou de transmettre l’indicible qu’ils ont vécu. Nos mots n’ont et ne peuvent avoir le poids ni la consistance des leurs ; la matière dont ils sont issus, sont façonnés, n’est pas la même. Irrémédiablement.
C’est pourquoi, et avec l’immense respect que j’ai à l’égard de feu Monsieur Elie Buzyn, je suis très perplexe lorsqu’il affirmait devant des jeunes au cours de ses témoignages « qu’ils allaient devenir les témoins du témoin que je suis ».
Si moi même je suis dans l’incapacité de dire, avec mes pauvres mots, le martyr de mon père, quelle serait la valeur de mon témoignage si je me permettais d’être son témoin ?
Devant des jeunes que presque 80 ans séparent de cette tragédie, qui vivent heureusement dans un autre monde ?
Les autorités politiques et religieuses juives françaises ont répété en boucle – au nom de sa mémoire qui nous oblige ont-ils dit -cette affirmation ou, plus exactement, cette injonction : « vous allez devenir les témoins du témoin qu’il était »…
Nous ne pouvons, et nous n’en avons pas le droit, de figer le temps à la libération des camps, aux crimes nazis révélés.
La mémoire que je dois à mon père m’interdit une telle démarche.
Pas le droit de répéter en boucle – au nom d’une Mémoire devenue problématique – qu’au delà des crimes nazis, nommés à juste titre – crimes contre l’humanité – la barbarie est définitivement éradiquée.
Rien ne saurait être plus inexact et jamais la modernité du concept de crimes contre l’humanité n’a été d’une telle actualité. Même si ce concept n’est plus quantifiable à l’aune des crimes perpétrés par les nazis, sa modernité est absolue, quel que que soit aujourd’hui, le nombre des victimes. Nous parlons d’autre chose, selon d’autres critères juridiques internationaux sans cesse réactualisés.
Nous avons à nous interroger sur cette volonté affichée par les instances religieuses et communautaires juives françaises à réduire la marche irréversible de l’Histoire au seul génocide perpétré par les nazis, à vouloir faire d’Auschwitz LE lieu absolu de l’univers concentrationnaire et d’extermination nazi, à masquer le processus et les responsabilités européennes qui ont précédé et permis ces crimes.
À vouloir charger la jeunesse d’aujourd’hui d’un fardeau qui n’est pas le sien. À lui refuser ainsi d’interroger le présent, de porter un regard critique sur les crimes contre l’humanité perpétrés aujourd’hui avec la complicité de l’Occident, avec celle de la France très souvent.
Georges Gumpel
Fils d’Alfred Gumpel mort à Melk le 11 avril 1945.
Partie civile au procès de Klaus Barbie.
Membre de l’UJFP.