C’est avec un peu de retard que je réagis. Je suis actuellement au Caire et mobilisé par d’autres problèmes plus importants. Pourtant, la mort de Roger Garaudy suscite plus de commentaires dans le monde arabe qu’ailleurs, nombre de personnes voyant d’abord en lui un intellectuel qui soutenait la lutte du peuple palestinien et qui avait été condamné pour cela.
Dans une première esquisse du livre Israël-Palestine, vérités sur un conflit, je revenais sur le cas de cet homme. J’ai retrouvé cette « lettre à ma fille » concernant le négationnisme et Garaudy.
Le 21 juin 2012
Pourquoi, malgré toutes les preuves, des gens continuent-ils de douter de l’existence du génocide ? Les « négationnistes » ne sont pas le seul groupe dont les théories résistent à la réalité. Des millions d’Américains croient que le monde et leur gouvernement est infiltré par les extra-terrestres. Depuis une dizaine d’années, certains, dont des scientifiques confirmés, prétendent que le HIV n’est pas à l’origine du sida. Mais les thèses de Robert Faurisson et de ses adeptes s’alimentent de l’antisémitisme traditionnel et, plus récemment, s’ancrent dans la critique radicale de l’Etat d’Israël. Le raisonnement est le suivant : Israël utilise le génocide pour asseoir sa légitimité, donc il faut nier le génocide pour lui ôter sa légitimité. Ces thèses ont connu une nouvelle jeunesse en France et dans le monde arabe avec Roger Garaudy.
Ce nom ne te dit sans doute rien. C’est un vieux monsieur, dont l’itinéraire est pour le moins surprenant : communiste et stalinien dans les années 1950 et 1960, « rénovateur communiste » dans les années 1970, il se convertit d’abord au christianisme puis à l’islam. Des convictions fortes donc, mais peu durables. En 1996, il publie un ouvrage intitulé Les mythes fondateurs de la politique israélienne. En vertu de la loi Gayssot, il est condamné par les tribunaux français pour « contestation de crime contre l’humanité ». De nombreux intellectuels arabes, des Français musulmans, ont vu dans ce jugement un procès en sorcellerie, une preuve de l’influence sioniste en France.
Contrairement à la plupart des membres de la secte des négationnistes, Roger Garaudy se démarque de l’antisémitisme traditionnel. Il dénonce, par exemple, comme un faux, Le Protocole des sages de Sion – et il salue la mémoire des « martyrs du soulèvement du ghetto de Varsovie ». Mais il est mû par une hostilité viscérale à l’Etat d’Israël, hostilité qui l’aveugle et lui vaut ses sympathies dans le monde arabe. Faut-il célébrer Jean-Marie Le Pen parce qu’il dénonce le blocus contre l’Irak, alors qu’il poursuit ses diatribes anti-arabes ?
« Les mythes du XXe siècle », tel est le l’intitulé du troisième chapitre de son livre. L’auteur, qui fut un antifasciste, a-t-il désappris que ce fut le titre d’un classique de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg ? « Y a-t-il eu, au cours de la guerre, un “génocide” des juifs ? », s’interroge l’auteur. Non, répond-il ; il ne « s’agit pas de l’anéantissement de tout un peuple » puisque le judaïsme « a connu un essor considérable dans le monde depuis 1945 ». Donc il n’y a pas eu de génocide des Arméniens puisque des Arméniens ont survécu, ni de génocide des Tutsis, ou des Khmers… Avec un tel raisonnement, on pourrait aussi dire que les Palestiniens n’ont pas été expulsés en 1948, puisque certains ont pu demeurer dans leurs foyers…
Hitler était bien sûr hostile aux juifs, continue Roger Garaudy, mais il ne voulait pas les exterminer. La « solution finale » se résume à une déportation vers l’Est, qui s’opéra dans de terribles conditions : marches forcées, famines, privations, épidémies, etc. Il n’y eut donc jamais de machine d’extermination. Et il entame une macabre comptabilité, pour expliquer que les chiffres avancés des victimes ont varié au cours des années. Il est vrai que l’évaluation du nombre de tués à Auschwitz a oscillé : de 4 millions au lendemain de la guerre à 1 million aujourd’hui. Est-ce étonnant ? Connaissait-on vraiment le nombre de morts durant la guerre d’Algérie en 1962 ? On débat encore du nombre de victimes de plusieurs conflits. Mais, dans le cas du génocide des juifs, nous sommes à peu près fixés sur le nombre de morts, près de 6 millions – la moitié dans les chambres à gaz, un million par balle (notamment sur le front de l’Est), les autres ayant péri dans les ghettos et du fait des mauvais traitements, de la sous-alimentation, etc. C’est le résultat d’innombrables travaux dont Roger Garaudy ignore tout.
Son texte se borne à un collage de citations détachées de leur contexte, procédé dont il use enfin pour « démontrer » que les chambres à gaz n’ont jamais existé. Ainsi, au sens propre, Roger Garaudy est un négationniste que rien ne sépare de Robert Faurisson et de tous ses acolytes antisémites. En le condamnant, les autorités françaises en ont fait, aux yeux de certains, une victime. Mais il est regrettable que des intellectuels européens ou arabes aient pu défendre son « droit à l’expression », sans condamner les thèses dont il se fait le propagandiste.
Une critique de la politique israélienne ou même du sionisme n’équivaut pas toutefois à de l’antisémitisme, à du « négationnisme ». Il faut rejeter tout chantage, comme celui qu’exerce Patrick Gaubert, le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), dans une tribune du Figaro du 7 juin 2001. Il dénonce la montée des actes antisémites en France et la maladie à l’origine de ces « dangereuses métastases » : « On connaît le mal. L’antisionisme, vaste et fumeuse entreprise intellectuelle et politique – quand elle n’est pas raciste – vise à ne pas reconnaître le droit du peuple juif à retourner sur la terre de ses ancêtres ou, plus concrètement, le droit d’Israël à exister. »
Blog Nouvelles d’Orient
Alain Gresh