À propos de l’État binational

Dominique Vidal a conclu le 20 novembre, avec Ilan Halevi, le colloque organisé à Dijon sur le thème « Quel État palestinien ? Histoires, réalités et perspectives ». Il a consacré l’essentiel de son intervention à la question de l’État binational.

Le 4 novembre dernier, le responsable palestinien des négociations avec Israël, Saëb Erekat, a déclaré à la presse que le moment était venu pour Mahmoud Abbas, président de l’Autorité, de « dire la vérité à son peuple, à savoir qu’avec la poursuite des activités de colonisation, la solution fondée sur le principe de deux États n’est plus d’actualité ».

Invoquant la « Feuille de route » adoptée en 2003, Mahmoud Abbas avait fait du gel de la colonisation en Cisjordanie la condition de la reprise des négociations de paix israélo-palestiniennes, au point mort depuis l’offensive contre Gaza. Or, dans sa dernière tournée au Proche-Orient, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a vainement exhorté le président de l’Autorité palestinienne à renoncer à cette condition. Pis : elle a salué l’offre du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou de « limiter temporairement » les chantiers dans les colonies à 3 000 logements. Pour Erekat, elle n’a fait ainsi qu’« ouvrir la voie à de nouveaux projets de développement des colonies ».

Conclusion d’Erekat : les Palestiniens n’ont désormais plus d’autre choix que de « recentrer leur attention sur une solution fondée sur un État unique dans lequel musulmans, chrétiens et juifs pourraient vivre sur un pied d’égalité ». Et d’insister : « C’est très grave. Il s’agit d’un moment de vérité pour nous. »

Pour lui, en effet, l’État palestinien à souveraineté limitée que propose Benyamin Netanyaou et l’intransigeance de ce dernier sur le statut de Jérusalem ne laissent aucune marge de manœuvre aux négociateurs. Et pour cause : le chef du gouvernement israélien aurait réaffirmé à Mahmoud Abbas que « Jérusalem resterait la capitale éternelle et indivisible d’Israël, que la question des réfugiés (de 1948) ne serait pas évoquée, que notre État serait démilitarisé, que nous devions reconnaître qu’Israël est un État juif, qu’il n’y aurait pas de retour aux frontières de 1967, que le ciel serait sous son contrôle ».

Autant dire qu’il serait paradoxal de consacrer actuellement un colloque à la question de l’État palestinien sans évoquer l’hypothèse alternative : un État binational (ou fédéral ou confédéral).

Il ne s’agit pas là d’une démarche idéologique, mais de la leçon des échecs du processus de paix, avec le blocage persistant par Israël de toute solution fondée sur la création d’un véritable État palestinien à ses côtés et l’impuissance de la « communauté internationale » à la lui imposer.

Il ne s’agit pas non plus d’une prise de position, ni au nom du Bureau national de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), ni même personnelle. Je voudrais simplement résumer ici brièvement à la fois ce qui plaide en faveur d’un État binational comme ce qui y fait obstacle.

Une remarque préalable : il n’existe pas, à ma connaissance, de définition précise – ni juridique, ni politique – de l’État binational. La transformation d’une formule vague en objectif stratégique supposerait naturellement une élaboration fouillée de la nature de cet État, élaboration qui, comme le choix de cet objectif, reviendra naturellement aux Palestiniens eux-mêmes.

Trois facteurs vont indiscutablement dans le sens d’une solution binationale du conflit israélo-palestinien :

1) Il s’agit d’abord d’un superbe idéal, beaucoup plus conforme aux valeurs que, tous ici je crois, nous défendons. Qui d’entre nous prône une vision du monde composé d’États ethniques ou ethnico-religieux ? Et a fortiori les « nettoyages » ethniques qui en découlent ?

2) Cet idéal possède en outre des racines profondes de part et d’autre.

Avant d’opter pour deux États, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a plaidé en faveur d’une Palestine laïque et démocratique. Le Conseil national palestinien (CNP) de 1968 se fixe pour but une « Palestine progressiste, démocratique et non confessionnelle dans laquelle musulmans, chrétiens et juifs bénéficieront de la liberté de culte, travailleront et vivront en paix, jouissant de droits égaux[i] ». Et, en 1974, devant l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), Yasser Arafat s’écriera : « Pourquoi ne puis-je rêver ? Pourquoi ne pourrais-je pas espérer ? La révolution ne consiste-t-elle pas à traduire dans les faits les rêves et les espoirs ? Alors agissons ensemble pour que mon rêve devienne réalité, pour que je puisse revenir d’exil avec mon peuple pour vivre là-bas… dans un unique État démocratique où chrétiens, juifs et musulmans vivraient dans la justice, la fraternité et le progrès. »

Au sein de la communauté juive de Palestine, le Yichouv, l’idée binationaliste animait non seulement des intellectuels comme Martin Buber et Judah Magnès, mais aussi un grand nombre de partis qui, par exemple, aux élections internes de 1944, obtinrent plus de 44 % des voix, avant d’être balayés par la poussée nationaliste indissociable de la guerre de 1948[ii]. Six ans plus tôt, ils avaient adopté, avec la Ligue pour le rapprochement et la coopération judéo-arabes, une plate-forme considérant que « la construction de la Palestine comme patrie commune du peuple juif y retournant et du peuple arabe y résidant doit être fondée sur une compréhension et un accord mutuel durable ». Et de prôner « la non domination d’un peuple par un autre indépendamment de leur force numérique respective », donc « un régime binational en Palestine ».

3) Enfin l’évolution sur le terrain a de plus en plus imbriqué les deux peuples, avec d’un côté 500 000 colons juifs en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, et de l’autre 1 500 000 Palestiniens citoyens Israël, héritiers des 150 000 qui parvinrent à échapper à l’expulsion de 1948-1949. Je souligne au passage que l’acceptation éventuelle de l’idée d’un État palestinien et d’un État juif risque de servir d’argument à la campagne menée Avigdor Libermann contre la citoyenneté des Arabes israéliens.

Mais quatre autres facteurs constituent non moins indiscutablement des obstacles importants à une solution binationale :

1) Et d’abord la question de la volonté des deux peuples. Car on imagine mal qu’il faille imposer un État binational démocratique à deux peuples… qui n’en veulent ni l’un ni l’autre. C’est clair, on le sait, pour 99,99% des Israéliens, mais aussi pour une large majorité de Palestiniens, qui, après quarante-deux ans d’occupation, de colonisation et de violences ne rêvent pas – on les comprend – de vivre avec les Israéliens. L’étape bi-étatique apparaît comme une phase nécessaire pour qu’Israéliens et Palestiniens acceptent un jour, éventuellement, de partager le même État.

2) Le deuxième obstacle relève de la lucidité politique : depuis que l’OLP s’est prononcée en faveur deux États (processus entamé, je le rappelle, en 1977, avec le projet de création d’un État palestinien sur « toute partie territoire libéré »), elle n’a pas réussi à arracher cette dernière à Israël. A fortiori, comment pourra-t-elle lui arracher un État binational, qu’Israël perçoit comme sa destruction – la conception sioniste de l’État juif implique à la fois le contrôle de la terre et une majorité juive en son sein. Or, dans les années qui viennent, il y aura dans le « Grand Israël » une majorité arabe, qui deviendra vite écrasante. La création d’un État palestinien aux côtés d’Israël apparaît au contraire comme le moyen de préserver l’existence d’Israël en tant qu’État juif, aussi longtemps du moins que la majorité de sa population le souhaitera.

3) Dans ces conditions, troisième obstacle, l’État binational ne risque-t-il pas de se résumer à la réalité actuelle, à savoir un État d’apartheid ? Avec des questions en série :
– quid du statut des deux peuples, dont aujourd’hui l’un jouit de tous les droits, y compris les droits politiques, et l’autre d’aucun ?
– quid du statut des colonies ? Faudra-t-il, au nom de l’« équilibre » avec Palestiniens d’Israël, en accepter le maintien ?
– quid des garanties données à chaque peuple et à chaque religion quant à la préservation de ses intérêts ?

La bataille pour l’égalité des droits risque d’être longue et ardue, d’autant que les opinions publiques internationales se considéreront sans doute beaucoup moins concernées. Ce qui m’amène à un quatrième et dernier problème :

4) Si la ligne politico-diplomatique de l’OLP n’a pas abouti à la création d’un État palestinien, elle a néanmoins réussi à en faire admettre la nécessité à la communauté internationale. Désormais, la perspective de deux États s’inscrit dans le droit international et les résolutions de l’ONU, y compris celles du Conseil de sécurité. C’est là un acquis qui constitue un point d’appui considérable pour le peuple palestinien : celui-ci risque de la perdre s’il change de perspective, en se donnant pour but un État binational.

Je rappelle aux plus anciens ici la situation d’il y a quarante ans, quand la légitimité de la cause palestinienne n’était reconnue par aucun gouvernement, aucune organisation internationale et très peu de partis, d’associations, etc. Même la fameuse résolution 242 ne mentionnait que le problème des réfugiés, pas les droits nationaux du peuple palestinien…

Que conclure ces éléments contradictoires ?

Tant que subsistera une chance, même petite, d’enclencher une dynamique de paix menant à l’établissement d’un État palestinien, il importe de maintenir cet objectif, en s’appuyant sur le consensus international.

Mais il est temps de dire clairement que nous nous trouvons dans le dernier quart heure. Si rien ne bouge, si le blocage israélien persiste, si l’impuissance de la communauté internationale demeure, comment ne pas comprendre que la colère des Palestiniens débouche progressivement sur une nouvelle stratégie ?
C’est d’ailleurs la conviction de nombre d’anciens dirigeants américains, qui ont adressé à Barack Obama, le 13 septembre dernier, un rapport d’un groupe bipartisan signé Zbigniew Brzezinski, Chuck Hagel, Lee H. Hamilton, Carla Hills, Nancy Kassebaum-Baker, Thomas R. Pickering, Brent Scowcroft, Theodore C. Sorensen, Paul A. Volcker et James D. Wolfensohn.

Ils y écrivent notamment : « Aujourd’hui, alors que nos ennemis contournent la supériorité militaire américaine en menant à la fois une guerre de l’information et de la terreur, il est indispensable d’aboutir rapidement une paix israélo-arabe. Même si celle-ci ne suffit pas à écraser Al-Qaida, elle aiderait à assécher le marécage dans lequel cette organisation et d’autres mouvements violents et terroristes poussent, et à éliminer ainsi une des sources majeures d’antiaméricanisme musulman global. Les avantages stratégiques récemment acquis par l’Iran dans le monde arabe seraient largement réduits. Loin de constituer une diversion par rapport aux autres crises proche-orientales, un accord de paix israélo-palestinien contribuerait de manière significative à leur solution.

À l’inverse, le fait pour les États-Unis de ne pas jouer leur rôle de facilitation et de médiation reviendrait à laisser le terrain aux ennemis de l’Amérique, qui comptent sur la dispute israélo-arabe comme sur un cadeau qu’on continue à leur offrir. (…)
Ce sera le cas si le président ne prend pas le problème en mains rapidement. Son capital politique s’érodera ; les obstacles intérieurs croîtront ; d’autres questions domineront ; et les parties en guerre joueront la montre.

Ne pas agir se révélera donc extrêmement coûteux. Cela nuira à nos efforts pour affaiblir les groupes extrémistes, renforcer nos alliés modérés et rassembler les soutiens régionaux nécessaires pour stabiliser l’Irak et contenir l’Iran. Mais cela risquera de déboucher aussi sur la disparition définitive de la solution à deux États si les colonies se développent, se retranchent et que les extrémistes consolident leur influence des deux côtés.

Bref, les six ou douze prochains mois représenteront sans doute la dernière chance pour une solution équitable, viable et durable[iii]. »

C’est dire la responsabilité considérable qui pèse sur nos épaules – je veux dire celles de la communauté internationale et donc celles du mouvement de solidarité. C’est tout le sens de la campagne « boycott, désinvestissement, sanction » contre la colonisation israélienne, qui doit permettre de faire entendre plus forte et plus unie la voix des peuples du monde. Et d’abord à leurs gouvernements, à l’Union européenne, à la Maison Blanche – jusqu’au Conseil de sécurité de l’ONU, qui doit enfin se donner les moyens, tous les moyens de mettre fin au plus vieux conflit international du monde.

Merci de votre attention !

[i] Cf. La Révolution palestinienne et les juifs, Éditions de Minuit, Paris, 1970.

[ii] Cf Palestine 47 : un partage avorté, Éditions André Versaille, Bruxelles, 2008.

[iii] www.usmep.us/bipartisan_recommendations/A_Last_Chance_for_a_Two-State_Israel-Palestine_Agreement.pdf

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