Quiconque peine à comprendre la mentalité de la gauche sioniste israélienne sous l’ère de Netanyahou devrait voir deux films. Deux œuvres du cinéaste israélien Amos Gitaï, dont la dernière, actuellement à l’affiche, est encensée par la critique
Le dernier jour de Rabin, du réalisateur israélien Amos Gitaï (sorti en 2015), nous offre une plongée de 2 heures 30 au cœur de l’assassinat de Yitzhak Rabin, Premier ministre travailliste abattu par un extrémiste juif le 4 novembre 1995. Si plusieurs scènes ne manquent pas d’intérêt, Gitaï démontre à quel point la gauche israélienne, censée incarner aux yeux des libéraux occidentaux une sorte d’alternative à Netanyahou, est incapable de faire le deuil du défunt leader ou de se penser responsable de la situation politique actuelle.
Avec son nouveau film documentaire, À l’ouest du Jourdain, sorti en salles ce mercredi 11 octobre 2017, Amos Gitaï récidive mais avec davantage de détails car il s’y met en scène et n’hésite pas à y donner son opinion.
Des responsabilités partagées ?
Imaginez que lors de l’Apartheid en Afrique du Sud, un documentaire réalisé par un afrikaner explique que la paix entre blancs et noirs est bloquée par les extrémistes noirs qui attaquent des blancs et ainsi favorisent l’extrême-droite pro-apartheid. L’analyse serait quelque peu biaisée, non ?
Pourtant, mécaniquement, Gitaï explique à ses interlocuteurs que la paix en Israël-Palestine est empêchée par les extrémistes des deux bords. Naturellement, en suivant cette logique, mettre les modérés israéliens et palestiniens autour d’une table amènerait une paix solide et viable.
Le fait qu’il utilise comme argument est incontestable : les attentats kamikazes menés par des groupes palestiniens contre des civils israéliens dans les années 1990 puis 2000 ont favorisé la montée en puissance de l’extrême-droite israélienne, actuellement au pouvoir.
Cet argument pourrait être recevable si le face-à-face entre Israéliens et Palestiniens était symétrique et fondé sur un affrontement entre deux États, et donc deux armées. Il n’en n’est rien.
L’histoire de la terre de Palestine est celle d’une colonisation entreprise par le mouvement sioniste à la fin du XXe siècle et qui se poursuit inlassablement.
Cette conquête par la force du territoire situé à l’ouest du Jourdain et le remplacement de sa population autochtone par des colonisateurs n’a pas été l’œuvre de Netanyahou. Pendant des décennies, c’est la gauche travailliste qui a dominé le mouvement sioniste. C’est elle qui a organisé ces politiques, politiques qui ont semé et sèment encore les graines des opérations kamikazes palestiniennes. Netanyahou ne fait que poursuivre et étendre cette politique.
Yitzhak Rabin, homme de paix et colonisateur ?
Doit-on oublier que Yitzhak Rabin en personne participa en juillet 1948 aux expulsions de près de 50 000 Palestiniens des villes de Lydda et Ramle ? Ne nous méprenons pas, un ancien criminel de guerre peut se repentir et œuvrer pour la paix, à condition qu’au préalable il définisse clairement ce qu’il entend par ce terme.
Au début du documentaire, Gitaï échange avec Rabin. Celui-ci indique qu’entre Arafat et lui, des échanges ont eu lieu mais qu’un désaccord subsistait au sujet du « statut permanent » donné aux Palestiniens. Cette phrase aurait dû être au cœur du film.
À Oslo, Rabin n’a jamais eu l’intention de signer la création d’un État palestinien libre et indépendant. L’objectif primordial était d’organiser une réorganisation de l’occupation israélienne, laissant les grandes zones urbaines arabes de Cisjordanie et de Gaza à une « autorité palestinienne », tandis que les troupes militaires israéliennes étaient redéployées pour la protection des colonies.
Cette réalité, la gauche sioniste ne l’a jamais admise, tout comme la poursuite de la colonisation sous l’ère Rabin. Elle préfère vivre dans le culte de l’ancien leader élevé au rang de martyr national.
D’ailleurs, à plusieurs reprises, Amos Gitaï échange avec des acteurs de la société juive israélienne et leurs discours éloquents plaident pour l’avènement d’un État palestinien. Dans quel but ? Le réalisateur a beau être de gauche, il n’en n’est pas moins sioniste : l’objectif recherché est et demeure la défense d’une société basée sur le privilège juif.
En d’autres termes, pour empêcher la création d’une société unie où Israéliens et Palestiniens auraient les mêmes droits, la gauche sioniste plaide désormais pour une séparation entre les deux sociétés afin de maintenir une société israélienne prétendument juive et démocratique.
Une représentation coloniale du Palestinien
Par ailleurs, n’espérez pas en voyant ce documentaire entendre l’opinion de dirigeants palestiniens. Il n’y en a tout simplement pas. Gitaï donne la parole à des journalistes et des intellectuels juifs israéliens, à d’anciens et actuels ministres du gouvernement Netanyahou, à une Tzipi Livni qui nous parle de la Bible… Mais pas un seul intellectuel ou dirigeant palestinien n’apparaît à l’écran.
Pire, Gitaï se retrouve, durant une scène, seul sur une terrasse avec un enfant palestinien qui lui explique vouloir devenir martyr. On ne sait rien de cet enfant, de sa famille, de sa situation géopolitique. Simplement qu’il semble être tenu par une profonde volonté de donner sa vie et de tuer pour « la cause ».
Amos Gitaï laisse planer implicitement l’idée que les jeunes martyrs palestiniens incarnent l’exacte symétrie des colons israéliens. Mais le conflit israélo-palestinien n’est pas symétrique, et si des jeunes palestiniens choisissent le martyr, c’est parce que la politique coloniale et oppressive du gouvernement israélien ne leur laisse pas d’autres perspectives. Et non l’inverse.À LIRE : Comment faucons et colombes israéliens voient pareillement les Palestiniens comme un problème
Continuer à plaider pour une responsabilité partagée ne peut être l’œuvre d’un homme de paix, mais celle d’un individu guidé par un intérêt politique dont il espère bien imprégner les esprits mal informés. Pari réussi si on en lit les critiques, qui décrivent un film « lucide » (Transfuge), un engagement subjectif « en faveur de la paix » (Le Figaro), une œuvre « résolument optimiste » (Première), une « dénonciation implacable des ravages de la colonisation » (Télérama).
Les quelques scènes touchantes de coexistence entre Israéliens et Palestiniens ne peuvent faire illusion.
– Thomas Vescovi est enseignant et chercheur en histoire contemporaine. Il est l’auteur de Bienvenue en Palestine (Kairos, 2014) et La Mémoire de la Nakba en Israël (L’Harmattan, 2015).
Par Thomas Vescovi. Publié sur le site de Middle East Eye, le 13 octobre 2017.