Le 19 juillet 2009 ont lieu les commémorations officielles de la rafle du Vel d’Hiv, effectuée le 16 juillet 1942 par la police et la gendarmerie françaises sur ordre du gouvernement français de Vichy à la demande de l’Allemagne nazie. Lors de cette journée placée sous le signe de ce qu’il est convenu d’appeler le « devoir de mémoire », il sera également rendu hommage aux « Justes » français qui ont caché et sauvé des juifs. Alors que le ministère de l’Immigration et de l’identité nationale organise le fichage et la traque des étrangers sans-papiers afin d’expulser 30 000 personnes par an tout en criminalisant ceux et celles qui les soutiennent, condamner les rafles du passé et honorer les justes d’alors est une véritable provocation.
En revenant sur l’expulsion exemplaire d’Alae-Eddine, jeune marocain sans-papier bénéficiant pourtant d’un important soutien institutionnel et moral, ce sont tous les rouages de la politique criminelle du gouvernement français qu’il s’agit ici de pointer et de dénoncer. Une politique dont les fondements et les modalités d’exécution sont tout à fait comparables – en réalité, en filiation – avec ceux de la politique de Vichy.
Un exemple de l’acharnement administratif et judiciaire français (2007-2009)
Alae-Eddine est arrivé du Maroc en France à l’âge de 15 ans, en 2004. Il vit alors chez sa tante à Lyon. A sa majorité, en 2007, la préfecture du Rhône refuse de lui accorder un titre de séjour : comme nombre d’autres jeunes majeurs, il devient sans-papier. Après trois ans passés en France, la loi française et la préfecture du Rhône font de lui un indésirable dans la France de Sarkozy.
En octobre 2007, il est arrêté, enfermé en centre de rétention, et se voit notifier une obligation de quitter le territoire français. Grâce à la mobilisation de son lycée, dans lequel il prépare un CAP, il échappe à l’expulsion. En août 2008, suite à un nouveau refus de titre de séjour, demandé pour s’inscrire en apprentissage, il est de nouveau arrêté et enfermé en centre de rétention. Assigné à résidence par le juge des libertés, il décide de vivre caché pour éviter une nouvelle arrestation par la police. Il est alors hébergé clandestinement par plusieurs personnes, dont deux juifs qui avaient eux-mêmes dû être cachés pendant la Seconde Guerre mondiale du fait des lois racistes françaises.
Le 30 mai 2009, la mairie du 1er arrondissement de Lyon organise un « parrainage républicain », à quelques jours d’une nouvelle audience au tribunal administratif ; la sénatrice socialiste du Rhône Christiane Demontès et Georges Gumpel, militant de l’UJFP (Union juive française pour la paix), enfant caché sous Vichy parce que juif qui héberge régulièrement Alae-Eddine depuis plusieurs mois, deviennent ses « parrains ». L’événement est largement médiatisé sur le plan national. La presse et la télévision, relayant les propos de Georges et Alae-Eddine, insistent fortement sur le « symbole » que constitue l’hébergement d’un sans-papier par un ancien enfant caché, et sur le parallèle nécessaire et évident entre la situation actuelle et la période de Vichy.
Un peu plus de deux semaines plus tard, le tribunal administratif tranche en faveur de la préfecture du Rhône : Alae-Eddine n’obtiendra pas de titre de séjour. Le 18 juin, lors d’un contrôle de police routinier (quotidien pour un jeune homme arabe des quartiers populaires), Alae-Eddine est arrêté et immédiatement transféré au centre de rétention administrative de Lyon-Satolas. Dans la nuit du 18 au 19 juin, après quelques heures passées au centre, il est réveillé brutalement et transféré à Paris où on l’embarque dans un avion de ligne marocain.
Avant de monter dans l’avion, puis à son arrivée au Maroc, Alae-Eddine a pu faire le récit des violences qu’il a subies à l’intérieur du centre de rétention dans la nuit du 18 au 19 juin.
Réveillé brutalement par de violents coups au visage vers 1h, il est descendu de force de la couche supérieure du châlit dans laquelle il dormait. Cinq policiers le brutalisent dans la chambre : deux d’entre eux montent sur ses chevilles pour l’immobiliser, les trois autres le frappent à coups de pied et de poing. Il est ensuite traîné par les pieds dans la cour du centre de rétention, où les violences continuent. Après avoir été menotté, il est emmené dans un véhicule blanc banalisé par des hommes en civil qui le conduisent à l’aéroport d’Orly.
L’équipe d’agresseurs était composée de cinq policiers, quatre hommes (dont deux en civil) et une femme, tous gantés de cuir, tous auteurs de violences et d’injures racistes. Ces cinq individus lui ont expliqué qu’ils étaient payés pour cela, et un sixième lui dira même qu’il s’est engagé la veille au soir pour cette action.
A Orly, Alae-Eddine voit successivement et à sa demande des pompiers puis un médecin. Les premiers font un rapport après auscultation qu’ils disent tenir à disposition de son avocat. Le second lui dit ne pas pouvoir lui délivrer un certificat parce qu’un de ses collègues a été sanctionné pour avoir délivré un certificat à une autre victime de violences policières ; il dit toutefois tenir un certificat à disposition de son avocat.
Cinq autres policiers le font monter dans l’avion, menotté, et lui expliquent que s’il oppose une résistance, ils useraient de sangles (qu’ils lui montrent). A sa demande pressante, Alae-Eddine obtient d’un des policiers le droit de téléphoner, à partir du téléphone du policier, à Georges Gumpel, à 8h20 ; ils ont simplement le temps d’échanger quelques mots, le policier arrachant vite le téléphone des mains d’Alae-Eddine qui explique qu’il est blessé. Dans l’avion, il est placé à l’arrière et menotté entre deux policiers. C’est une hôtesse de l’air qui demande à ce qu’il soit libéré de ses menottes.
Ces violences policières, commises au sein du centre de rétention à quelques heures de l’expulsion du territoire, sont la face la plus visible et la plus sauvage de la violence politique subie par Alae-Eddine comme par tous ceux qui sont dans sa situation en France. Avant même les coups, il y a eu la peur au ventre à chaque vision d’un uniforme dans la rue ou dans le métro, la peur de tomber sur un policier zélé lors des contrôles d’identité subis pendant la période de clandestinité, la peur de retourner dans un camp de concentration – grande spécialité française – rebaptisé du nom « propre » de centre de rétention administratif. Cette violence directement physique s’insère parfaitement dans la logique administrative française huilée par le triptyque répressif Préfecture/Police/Justice, le même qui servait à traquer les juifs sous Vichy.
Vichy / Aujourd’hui : le même triptyque répressif, la même logique administrative
« Ne louvoyons pas avec l’Etat de droit, nous avons tout à perdre, rien à gagner. La mise en œuvre de cette politique criminelle a un coût moral tout à fait exorbitant, recèle de multiples dangers, est une incitation permanente à franchir la ligne rouge de la légalité républicaine pour les Préfectures, la Police, la Justice. »
Eva Joly, « Omerta sur les clandestins », Le Monde, 8 octobre 2008.
On se doit de faire le procès de la police, tout en rappelant que les violences policières ne sont que l’une des faces du processus engendré par la politique criminelle d’expulsions massives mise en œuvre par le gouvernement actuel, appliquée sans état d’âme par Brice Hortefeux hier et par Eric Besson aujourd’hui, ministres de l’Immigration et de l’identité nationale.
Ce ministère de l’Immigration et de l’identité nationale, véritable frère jumeau du Commissariat aux Questions Juives de Vichy…
L’un et l’autre ont en commun, outre l’idéologie raciste à l’origine de leurs créations, qu’ils génèrent et instrumentalisent dans l’ensemble des structures administratives de l’Etat un discours raciste et xénophobe à l’origine de pratiques banalisées à l’extrême, telles celles mises en œuvre à l’encontre d’Alae-Eddine entre son arrestation au cours d’un banal contrôle d’identité (comme en sont victimes tous les jours les jeunes arabes et noirs dans les quartiers populaires, dans les transports en commun et dans la rue ) et son expulsion. Ces violences ne sont que la phase ultime du processus mis en place en vue des expulsions massives (près de 30 000 par an) programmées par le gouvernement.
C’est la raison pour laquelle Eva Joly, dans son appel début octobre 2008 en faveur de la CIMADE, pour dénoncer les menaces d’éviction des centres de rétention administrative (CRA) qui pesaient et pèsent toujours sur elle (on le sait, la CIMADE met tout en œuvre à l’intérieur des CRA pour favoriser l’exercice effectif du droits des Etrangers retenus), met l’accent sur la trilogie Préfecture/Police/Justice, mettant ainsi en lumière l’ensemble du processus d’application des décisions gouvernementales, l’ensemble des acteurs, l’ensemble des responsabilités.
Comme Tal Bruttmann l’a parfaitement démontré dans son étude sur la mise en place dans la préfecture de l’Isère à partir d’octobre 1940 du Fichier des Juifs puis l’invention et la mise en pratique des méthodes d’utilisation de celui-ci pour traquer, arrêter et interner les juifs de la région, l’articulation technique de cette trilogie Préfecture/Police/Justice est bien centrale dans la mise en œuvre et l’application de la politique criminelle de Vichy [1].
Rien n’est aujourd’hui différent, si ce ne sont les moyens d’exploitation des données recueillies, infiniment plus modernes et rapides. Comme hier, et parce que c’est leur rôle, les préfectures sont chargées de la mise en application de la politique gouvernementale. Les personnels du Bureau des étrangers aujourd’hui, comme ceux du Bureau aux Questions Juives hier, pratiquent les mêmes méthodes de repérage, de fichage, de suivi des dossiers de leurs victimes (des victimes qu’eux-mêmes ont parfois transformées en sans-papiers, comme c’est le cas des jeunes majeurs comme Alae-Eddine) et ce jusqu’au moment du classement de leur dossier, c’est à dire de leur expulsion. Rien ne différencie ces bureaucrates actuels de leurs prédécesseurs du Bureau aux Questions Juives : eux aussi sont les réels décideurs du sort de ceux dont ils « gèrent » les dossiers jusqu’à ce qu’ils puissent inscrire au feutre rouge sur ceux-ci : affaire classée.
Comme hier.
Bien sûr, la finalité de leurs activités destructrices n’est pas la déportation, ne se joue pas sur la rampe de sélection des camps d’extermination nazis. Mais dans les deux cas, le gouvernement français actuel, comme celui d’hier, est totalement indifférent au sort des hommes, des femmes et de leurs enfants, sitôt la frontière franchie.
Ce sont eux, ces bureaucrates en col blanc des bureaux des préfectures, que Raul Hilberg [2] nomme des « criminels en col blanc » qui, par leur zèle, leur obstination, pour ne pas dire leur acharnement, sont les véritables « donneurs d’ordre » de la police et de la justice, dans la mise en application de cette politique raciste. A chaque institution ensuite, police et justice, à trouver et à mettre en œuvre les moyens d’honorer ces demandes, de les mener à terme, avec souvent un zèle particulièrement vulgaire, comme lors d’audiences du tribunal administratif pendant lesquelles certains juges et représentants du préfet s’acharnent publiquement à chasser hors de France des hommes et des femmes, ou lors d’arrestations, de passages à tabac et d’expulsions par une Police de l’air et des frontières (PAF) transformée en escadron de chasse à l’homme.
Les violences policières, en dernière analyse, trouvent leur origine dans l’obstination criminelle de ces fonctionnaires zélés des Bureaux des Etrangers, dans l’asservissement et la capitulation de la justice, de nombre de juges des libertés, de juges des tribunaux administratifs qui, encore une fois, sont les zélés serviteurs de la politique raciste de l’Etat français. Et ce, malgré tout le travail des historiens pour analyser l’action de l’administration sous Vichy, et malgré les déclarations hypocrites des hommes d’Etat français sur le « devoir de mémoire » et les commémorations qui figent le passé et n’en perçoivent pas les résurgences ou permanences.
On aimerait croire comme Eva Joly qu’il existe une « légalité républicaine » et une « ligne rouge » qui délimiteraient pratiques administratives justes et injustes. Mais comment continuer de croire à cette République qui a enfanté le colonialisme, l’antisémitisme d’Etat, aujourd’hui le racisme d’Etat ? Pourquoi s’obstiner à croire à une légalité républicaine lorsque toutes les lois racistes de l’Etat français ont été votées dans le cadre « démocratique » de la République française ? La « ligne rouge » qui est quotidiennement franchie par les institutions françaises n’est pas tant celle de la légalité républicaine – qui n’a en dernière analyse aucune consistance – que celle des droits fondamentaux ostensiblement bafoués. Avec la complicité de milliers de fonctionnaires qui ne peuvent ignorer ce à quoi ils participent. Comme hier. Ecraser le soutien
L’affaire Alae-Eddine est également révélatrice d’une volonté politique d’affirmation de puissance face aux soutiens de la société civile voire de personnalités politiques. Devenu un symbole à travers son hébergement chez des juifs eux-mêmes cachés sous Vichy, Alae-Eddine aurait pu paraître en sécurité. « Parrainé » par la République représentée par des élus – maires et sénateurs –, on aurait pu croire que cela pèserait devant le tribunal. Il n’en a rien été. Même les arguments humiliants qu’on est forcés d’avancer devant les tribunaux – faire preuve de son « intégration », de sa « moralité » – n’ont rien donné. Même l’ironie qui consiste à se placer sous la « protection » d’une République qui vote des lois racistes et met en œuvre leurs articles n’a rien pu faire pour Alae-Eddine : le préfet du Rhône n’a même pas daigné répondre aux appels de Christiane Demontès, sénatrice du Rhône, lorsqu’Alae-Eddine a été arrêté. Ce même préfet qui avait décidé de maintenir Alae-Eddine en rétention pour 48h, et qui avait signé un papier où il était écrit qu’il devait passer devant le juge des libertés dans ce laps de temps, a finalement décidé d’expulser le jeune homme dans l’urgence, au milieu de la première nuit de détention. Cette précipitation témoigne tant d’une crainte face à la solidarité qui s’était constituée autour d’Alae-Eddine que de la violence d’une administration qui méprise tous ceux qui soutiennent ces indésirables.
Le message est clair : la machine administrative française est un monstre froid. Cependant, pour d’autres affaires, la solidarité a pu emporter des victoires, faire obtenir des titres de séjour, essentiellement grâce au Réseau éducation sans frontières (RESF), qui continue de lutter pour Alae-Eddine – qui devra revenir en France –, comme pour tant d’autres. Preuve qu’il ne faut pas abandonner un pouce de terrain, et que la violence politique peut parfois être contrée, par des moyens qu’il faut sans doute aussi réinventer.
[1] Tal Bruttman, Au bureau des affaires juives, La Découverte, 2006
[2] Raul Hilberg, La destruction des juifs d’Europe
Georges Gumpel et Acontresens