Par l’Agence Média Palestine, du 1er au 10 octobre 2025.
Inès Abdel Razek est la directrice du plaidoyer à l’Institut palestinien pour la diplomatie publique (PIPD). Basée à Ramallah en Cisjordanie, elle est engagée sur la question coloniale en Palestine. Nous avons réalisé un entretien avec elle le 18 septembre 2025, que nous publions ici dans le cadre de notre dossier “Deux ans après, penser depuis le 7 octobre”.

RM pour l’AMP : Bonjour Inès Abdel Razek. Nous sommes le 18 septembre, à quelques semaines du triste anniversaire des deux ans de guerre génocidaire menée par Israël dans la bande de Gaza. En préparant ce dossier consacré au 7 octobre, on s’est posé la question de ce que signifiait cette date pour les Palestinien-nes et les militant-es pour la libération de la Palestine et la fin du génocide. C’est la première question que je voudrais vous poser, de quoi le 7 octobre est-il le nom ?
Le 7 octobre fait partie de ces moments charnières dans l’histoire de la lutte nationale palestinienne. il y a eu des moments charnières dans les révoltes et les révolutions du peuple palestinien, qui ont marqué l’histoire du conflit colonial et le 7 octobre en fait partie. Je pense que nous sommes dans un moment historique aujourd’hui, un moment de menace existentielle pour le peuple palestinien, mais aussi un moment historique de bascule sur la compréhension de la Palestine depuis les 40 dernières années. C’est un moment de transition très difficile dans un monde qui est déjà en recomposition et la Palestine est centrale dans cette recomposition, dans la fin d’une certaine hégémonie, d’un certain système, en tout cas d’un certain ordre international tel qu’on le connaît depuis au moins la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour les Palestiniens, on sort du paradigme qui avait été imposé par les accords d’Oslo mais on ne sait pas ce qui va en sortir. Cela peut être l’accélération du génocide ou bien l’ouverture d’un chemin vers la libération. C’est une période pleine d’incertitudes. Le 7 octobre fait partie de ces moments qui marquent cette évolution, de l’accélération par le régime sioniste de sa colonisation, de son génocide et de son nettoyage ethnique de la Palestine, donc ça a accéléré et amplifié cette trajectoire qui était déjà là. Pour les Palestiniens, ça marque aussi un moment de rupture dans la nécessité de repenser la structuration du mouvement national palestinien.
RM pour l’AMP : Comment faudrait-il penser cette restructuration dans une perspective de libération ?
Je pense que les Palestiniens, pendant toutes ces années de fractures imposées par l’accord d’Oslo, étaient plutôt orphelins politiquement. La vraie problématique a été la fusion entre l’Autorité palestinienne et l’OLP, et le délitement de toute légitimité et pertinence de l’OLP en soi comme organisation, et le projet de construction d’un État promu par les Occidentaux, qui ont financé l’Autorité palestinienne et ont promu une autorité qui elle-même n’est pas souveraine et qui est dépendante totalement d’Israël, c’est-à-dire une autorité colonisée. On est face à ce dilemme où la communauté internationale, et surtout les Occidentaux et les alliés d’Israël essaient de façonner qui gouverne les Palestiniens, plutôt que de respecter le droit fondamental des Palestiniens à l’autodétermination. En d’autres termes, il s’agit d’imposer qui sont les bons Palestiniens et les mauvais Palestiniens. Aujourd’hui, on est face à cette crise de représentation nationale politique: le régime colonial israélien impose sa domination également en travaillant à la démobilisation politique palestinienne et la destruction ou répression de tous types de mobilisation politique, pas seulement par le génocide mais aussi par la fragmentation géographique, la fragmentation sociale, économique, la surveillance technologique, l’incarcération massive, et autres formes d’ingénieries de la société. Israël a donc des velléités d’empêcher l’émergence d’une alternative politique nouvelle, et ainsi d’empêcher tout type de résistance à l’oppression. Du côté palestinien, la responsabilité des élites au pouvoir, des dirigeants actuels de l’autorité palestinienne, est profonde. Ils ont bénéficié de cette période d’Oslo et de ces “équilibres de domination” avec Israël, à la fois financièrement et politiquement, donc ils veulent maintenir le peu de pouvoir qu’ils ont et sont pro-activement complices du maintien du système politique et colonial tel qu’il est actuellement. La Communauté internationale devrait donc soutenir tout processus politique qui respecte le droit de tous les Palestiniens de décider pour eux-mêmes.
RM pour l’AMP : J’aimerais avoir votre avis sur l’actualité du génocide dans la bande de Gaza, l’armée israélienne vient de lancer il y a deux jours une incursion terrestre dans la ville de Gaza après une campagne de bombardements intenses qui dure depuis plus d’un mois, est-ce que vous avez l’impression que l’Etat israélien entre dans une nouvelle phase de sa politique d’élimination des Gazaouis, encore plus intense ?
Deux ans après, je considère qu’il y a eu différentes phases d’intensité dans la brutalité génocidaire. Nous sommes actuellement dans une phase d’intensification parce qu’Israël se sent menacée. Ils sentent une pression pour aller vers un cessez-le-feu, et veulent donc accélérer les choses. C’est comme ça qu’ils fonctionnent, et ça ne date pas du 7 octobre 2023. C’est la stratégie de la terre brûlée : dès qu’ils sentent la moindre pression qui va les freiner dans leurs destruction, ils redoublent de violence en accélérant prise de contrôle et destruction et dans le cas présent une horreur innommable qui détruit tout, afin de créer un nouveau point de départ de négociations sur le fait accompli, et ainsi de suite. Ils font ça depuis 1948, créer de nouveaux points de départ pour des négociations qui sont totalement injustes et dans des processus permanents qui leurs font gagner du temps, et ainsi gagner du terrain petit à petit. Et la communauté internationale joue ce jeu. C’est-à-dire qu’elle-même repousse toujours plus les limites, les lignes rouges se décalent, et à la fin elles disparaissent. C’est cette impunité qui est au cœur de l’avancement de leur projet colonial. Ils peuvent détruire, coloniser, toujours plus. L’État et la société israéliennes sont biberonnés par cette logique qui pénètre tout : rien ne peut les arrêter, ils se sentent supérieurs et invincibles, le monde entier est contre eux, c’est eux contre le monde. Dès lors, l’animalisation des Palestiniens, leur déshumanisation peut se justifier. Ils s’enivrent de leur propre impunité. Ils pensent pouvoir faire ce qu’ils veulent, et ils le font, c’est une réalité. Ils peuvent dire que l’ONU est antisémite, ça fait deux ans qu’ils peuvent massacrer. Au départ c’est 100 Palestiniens qu’ils tuent, puis 1 000, puis 2 000, et aujourd’hui a minima plus de 65 000. Aujourd’hui la communauté internationale s’agite, l’ONU a déclaré la famine le mois dernier, mais c’est déjà 65 000 personnes trop tard, des enfants orphelins, la destruction totale des universités, des écoles, des infrastructures, ça a déjà eu lieu. Toute cette violence a déjà été en partie banalisée, et c’est ça qui est grave. Ces deux ans ont transformé la façon dont les gens pensent l’humanité et l’ordre international.
RM pour l’AMP : Est-ce que vous pensez que le boycott, et les sanctions économiques de manière plus générale, sont un outil efficace pour lutter contre le génocide et la colonisation israélienne ?
Ce sont des outils de lutte indispensables. Le boycott en est un, même si ça ne va pas immédiatement arrêter le génocide. Et c’est ça la priorité immédiate, l’arrêt du génocide. C’est des sanctions qui auraient dû arriver depuis longtemps, des embargos sur les armes, l’énergie et l’économie israélienne. Ce qu’il faut c’est que les gouvernements mettent un embargo immédiat sur les investissements et produits financiers, le commerce, le transports d’armes et d’énergies.
C’est ça qui peut faire immédiatement changer la donne et tendre vers la fin du génocide. Israël sait la puissance de cette pression, c’est d’ailleurs pour ça que Netanyahou a dit récemment qu’il fallait qu’Israël se prépare à vivre en autarcie partielle, c’est significatif. C’est-à-dire que c’est une chose dont ils ont conscience, qui va les impacter. C’est pour ça qu’il faut continuer, ce n’est que le début et c’est très important. Car au centre de tout ça, il s’agit de mettre fin à l’impunité, et d’inverser les rapports de force.
RM pour l’AMP : A une échelle plus large, la Commission européenne a proposé hier de taxer certains produits importés d’Israël au sein de l’UE, qu’est-ce que vous en pensez ?
C’est la même chose à l’Union européenne. La Commission européenne a proposé de taxer des produits importés d’Israël. C’est une bonne chose mais c’est insuffisant car ce sont les flux financiers et commerciaux qui doivent cesser. Cela fait longtemps qu’on réclame la suspension de l’accord d’association entre Israël et l’Union européenne, avant le 7 octobre même. Il faut être clair, Israël n’a pas attendu le 7 octobre pour violer les droits humains et commettre des crimes de guerre, instaurer un régime colonial d’apartheid… En attendant on voit que des brèches s’ouvrent et il faut s’engouffrer dedans. De la même manière qu’il est crucial d’insister sur les sanctions économiques, il ne faut pas que les États oublient leurs obligations au regard du droit international.
La Cour internationale de justice est très claire : il est du devoir des États de tout mettre en œuvre pour prévenir et punir le génocide. La question de l’occupation ne doit pas être oubliée non plus. On parle du génocide depuis le 7 octobre, mais Israël occupait déjà illégalement la bande de Gaza avant le 7 octobre. C’est pour ça qu’il faut mettre fin à l’occupation, et tous les États ont le devoir d’utiliser tous les leviers à leur disposition pour aller dans ce sens.
RM pour l’AMP : Qu’est-ce que vous pensez de l’inaction de certains pays comme la France notamment qui n’a prononcé aucune sanction contre Israël ?
L’action de la France, ou plutôt son inaction, est absolument honteuse. Emmanuel Macron utilise la mesure de la reconnaissance de l’État palestinien pour se donner un semblant de courage politique sur la question palestinienne, mais c’est seulement pour échapper à ses responsabilités, c’est purement symbolique et cette mesure ne va rien changer pour Israël, et permet aux pays qui “reconnaissent” de se donner bonne conscience, alors qu’ils n’ont pas pris les sanctions nécessaires.
RM pour l’AMP : Lorsqu’on parle de la Palestine en ce moment c’est pour évoquer le génocide à Gaza, mais la question de la colonisation en Cisjordanie reste un angle mort du traitement médiatique. Quelles sont pour vous les répercussions du 7 octobre sur la Cisjordanie ?
Je ne pense pas qu’il faille présenter les choses comme une conséquence du 7 octobre. Je pense qu’Israël utilise, instrumentalise le 7 octobre pour accélérer son projet colonial et ça c’est très important. C’est donc vital de préciser que ces actes colonisateurs en Cisjordanie avaient déjà lieu avant le 7 octobre, et maintenant de manière accélérée et dramatique. Ils vont continuer longtemps d’utiliser le 7 octobre pour justifier leurs crimes d’atrocité. En ce moment, l’attention médiatique est rivée sur Gaza donc Israël en profite pour accélérer le nettoyage ethnique en Cisjordanie, mais le génocide à Gaza et la colonisation en Cisjordanie font de toute façon partie du même projet, de la même stratégie même si les tactiques sont cependant différentes.
À Gaza, Israël a mené depuis plusieurs décennies une politique d’exclusion et d’isolement à travers le blocus, le but est d’exceptionnaliser Gaza, d’en faire une enclave complètement isolée du reste de la Palestine, qui accueillait déjà les réfugiés de la Nakba de 1948. Et c’est évidemment ça aussi qui a mené au 7 octobre. En Cisjordanie, la tactique est différente pour coloniser du fait de l’installation des colons et des colonies sur toute la zone. Les Palestiniens ne contrôlent que les affaires civiles dans 16 % d‘îlots isolés les uns des autres, tout le reste étant le monopole des colons et de l’armée. La stratégie est donc ici de fragmenter encore plus, de continuer à créer des infrastructures faites et pensées pour les colonies. C’est le cas à Ramallah où j’habite. Nous sommes dans une bulle isolée, entourée de checkpoints. En ce moment, ils installent encore de nouvelles barrières autour des villages et de toutes les villes palestiniennes. La logique de contrôle et de domination est donc une ghettoïsation différente.
Dans la même dynamique, Israël accélère la destruction des camps de réfugiés, pour essayer de détruire le statut même de réfugié comme lorsqu’il attaque l’UNRWA (sic l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens au Moyen-Orient), en essayant de la démanteler et en attaquant les camps de réfugiés : le camp de réfugiés de Jénine a été vidé, le camp de Tulkarem est aussi attaqué. Les Israéliens sont déjà en train de multiplier les raids dans les camps de réfugiés à travers toute la Cisjordanie. Cette dimension est très politique parce qu’elle symbolise la tentative d’annihilation du droit au retour des réfugiés.
RM pour l’AMP : Inès Abdel Razek vous êtes palestinienne, est-ce que vous avez l’impression qu’en tant que telle c’est difficile pour vous de vous faire entendre dans cette période ?
L’un des problèmes principaux c’est qu’on continue de parler de la Palestine sans les Palestiniens. Lorsqu’on trouve une parole palestinienne dans les médias, elle est souvent triée sur le volet, et doit répondre à des critères de validation de la part des médias ou d’un point de vue occidental. Au final, c’est toujours la même chose : l’Occident décide pour nous de qui sont les bons et les mauvais Palestiniens, et de leur donner en conséquence la parole, ou de les silencier.



