Par l’Agence Média Palestine, du 1er au 10 octobre 2025.
Médecin émérite connu pour son rôle dans l’humanitaire international, Rony Brauman a été président de l’ONG Médecin sans frontières. Soutien de longue date de la Palestine, il a participé à une tribune publiée en novembre 2024, dénonçant le “deux poids deux mesures” dans le traitement de la guerre en Ukraine et de la guerre génocidaire à Gaza. Pour l’Agence Média Palestine, il développe sa réflexion sur le 7 octobre 2023.

Si l’on en croit les « amis » d’Israël, l’attaque du 7 octobre a surgi comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, un déchaînement inopiné de violence criminelle que seule expliquerait la haine antisémite. Ce sont bien des crimes, crimes de guerre, crimes contre l’humanité qui furent commis ce jour-là. Les dirigeants du Hamas ne pouvaient ignorer que la riposte israélienne serait féroce et ils devront répondre, devant l’histoire certainement, devant un tribunal peut-être, de cette politique du pire.
Pour autant, ces atrocités ne peuvent justifier la violence démesurée des représailles israéliennes, le déchaînement de tueries et de destructions à une échelle encore inédite dans ce conflit aujourd’hui centenaire. Le 7 octobre n’est pas, on semble en effet l’oublier, l’événement inaugural du conflit israélo-palestinien, plus longue et ultime guerre coloniale de la planète. Gaza est un territoire occupé, et le retrait des colonies israéliennes en 2005 n’a pas modifié cette réalité : que les geôliers de cette prison à ciel ouvert ne soient plus à l’intérieur mais tout autour de celle-ci ne change pas l’essentiel. C’est pourquoi le « droit de se défendre » revient non aux Israéliens mais aux Palestiniens, comme à toute population occupée. Les Gazaouis étaient et sont restés prisonniers des Israéliens, et ce sont non pas des juifs mais des Israéliens, qui furent attaqués le 7 octobre. L’attribution d’un « droit à la légitime défense » à l’occupant revient simplement à nier la réalité de l’occupation. Précisons ici que ce droit de résister à l’occupation n’autorise évidemment ni la mise à mort ni l’enlèvement de civils.
2006, 2008, 2014, 2018, 2021, l’histoire de Gaza est rythmée par la guerre, avec les milliers de morts, les dizaines de milliers de blessés palestiniens qui en résultent. La grande majorité des Palestiniens, à Gaza comme en Cisjordanie, ne connaissent les Israéliens, depuis les années 1990 et bien plus encore depuis les années 2000, que sous la forme de véhicules blindés, de snipers, de drones, d’attaques de colons, de check points, et autres violences et humiliations. S’il subsiste encore, ici ou là en Cisjordanie, des relations humaines entre Israéliens et Palestiniens, les Gazaouis de moins de trente ans n’ont pas d’autre perception des Israéliens que comme une menace mortelle. Le soutien humanitaire qu’apportaient des habitants des kibboutz à des Gazaouis malades ne peut effacer cette réalité vécue par l’immense majorité des habitants de Gaza. La haine évoquée plus haut n’a pas d’autre explication. Aimé Césaire nous avertissait que « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral »1. Comment mieux décrire ce que le sionisme a fait aux Israéliens ?
Deux ans après le 7 octobre, l’entreprise de destruction bat les records les plus macabres : nombre de morts quotidiens, d’enfants et de femmes, de journalistes, de travailleurs humanitaires tués et mutilés, d’hôpitaux ravagés… Plus de dix mille prisonniers sont détenus sans jugement dans les prisons israéliennes, des dizaines sont morts sous la torture. La société de Gaza est réduite à des camps de tentes surpeuplés, de réfugiés déplacés jusqu’à vingt fois vivant sous le bourdonnement des drones, sous la menace constante de bombardements, tandis que les épidémies se répandent. La destruction totale des terres agricoles (quelle menace pour la sécurité d’Israël ?) et le blocus de l’aide ont créé les conditions d’une famine que les « amis » d’Israël qualifient tantôt de mise en scène, tantôt de responsabilité du Hamas. À la suite des bombes d’une tonne -on parle de 70,000 tonnes de bombes déversées sur ce minuscule territoire- sont venus les bulldozers pour parachever la destruction du bâti, éventrer les rues, détruire les canalisations.
Selon les données du renseignement israélien, 9 000 combattants du Hamas ont été tués. Si l’on évalue à 100 000 le nombre de morts gazaouis, estimation conservatrice, le taux de victimes civiles s’élève à 90 %. Un record que seul égale le génocide tutsi du Rwanda en 1994.
Il n’y a pas lieu de s’étonner que le nom d’Israël soit aujourd’hui synonyme de crime de masse, qu’il suscite le rejet, voire la détestation. L’un des plus fameux soutiens inconditionnels de Netanyahou, Bernard-Henri Lévy, déclarait au micro de Laurence Ferrari 2 (CNews) que si les faits rapportés étaient exacts, si un génocide était réellement commis à Gaza, la détestation d’Israël serait légitime. On ne saurait mieux dire.
C’est d’ailleurs dans le but de rassurer ses alliés que le gouvernement israélien a mis en place, après avoir banni l’assistance humanitaire à Gaza, des distributions de vivres par une obscure « fondation humanitaire », la Gaza Humanitarian Foundation (GHF). Quatre cents sites d’assistance avaient été mis en place par l’UNRWA lors du cessez-le-feu ; seuls quatre sites subsistaient avec la GHF, mais qu’importe, c’est l’image de ces distributions qui comptait. Près de 2 000 Palestiniens y ont laissé leur vie, abattus par les mercenaires censés assurer la sécurité de la GHF. De mémoire d’humanitaire au long cours, cette hécatombe à la façon de Hunger Games est sans précédent.
Le droit international humanitaire (DIH) est-il mort à Gaza ? C’est ce que l’on entend souvent, mais cette affirmation est contestable. Si ce carnage est celui de tous les superlatifs, bien d’autres tueries de masse ont eu lieu dans le passé -et aujourd’hui encore- sans que l’on prononce un tel acte de décès. Ce qui caractérise la guerre génocidaire de Gaza, ce qui la différencie d’autres conflits en cours dans le monde, c’est le consentement actif à son accomplissement par les défenseurs mêmes du droit.
Le pont aérien délivrant les munitions des États-Unis est certes la condition indispensable à la conduite des bombardements, mais ce n’est pas de Washington, exceptionnalisme américain oblige, que l’on attendra le respect du DIH. C’est l’Europe, lieu d’élaboration et de promotion du DIH, qui a planté le dernier clou dans le cercueil. Ce qui subsistait de crédit moral est perdu, faute d’avoir pris la moindre sanction alors même que les accords de libre-échange UE-Israël pouvaient être suspendus, que des mesures restrictives pouvaient être prises dans les domaines sportif, universitaire, culturel, économique, comme le démontre la politique adoptée vis-à-vis de la Russie. Les pays européens n’ont pas été passifs. Ils ont manifesté activement leur soutien en maintenant tous leurs accords et en réprimant nombre de manifestations de solidarité. Ce choix restera comme un désastre moral, une marque d’infâmie.
En l’absence de sanctions, la reconnaissance de l’État de Palestine, aussi souhaitable qu’elle puisse être, reste sans effet. L’écrasement de Gaza-city se poursuit au moment où ces lignes sont écrites et un plan d’occupation est en cours d’élaboration à Washington. On parle de Tony Blair comme futur gouverneur provisoire de la bande de Gaza. L’imaginaire impérial est bien vivant. Seule évolution, la suspension de l’accord d’association, de même que l’adoption de sanctions ne sont plus des mots tabous dans la bouche des dirigeants européens, alors même, rappelons-le, qu’ils passaient, et passent encore auprès de certains, pour des manifestations d’antisémitisme. Le droit incontestable des Palestiniens à l’auto-détermination n’est pas renforcé par cette réprobation encore virtuelle. Seule l’Espagne, à ce jour, société et gouvernement ensemble, a pris des mesures significatives. Sera-t-elle suivie ? Rien ne permet de le penser.
Note-s