Cette vérité politique de l’Histoire, « On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif » a été formulée non pas par Marcel Camus ou Hannah Arendt comme pourrait le prétendre indifféremment n’importe quel moteur cérébral, mais par Marcel Proust. Dans « Le côté de Guermantes »i, elle s’applique à l’affaire Dreyfus. Dans notre réalité actuelle, elle vaut pour le génocide à Gaza dont la France est complice.
Il est toujours possible, dans une société civilisée, qu’un crime personnel, d’abord condamné à juste titre, finisse avec le temps par être pardonné, peut-être au regard de son exceptionnalité. Le crime personnel, quelles qu’en soient les causes, demeure un crime personnel. Et il vaut mieux qu’il en soit ainsi pour la bonne santé d’une société. Malheureusement, ce que je dis là est peut-être moins vrai désormais qu’à l’époque où Marcel Proust s’exprimait, il y a plus d’un siècle. La prise en considération d’un crime collectif est nécessairement différente. On retient que l’élément déterminant de l’impardonnable de pareil crime en est la part abjecte appelée « participation », de qui que ce soit, directe comme indirecte. Dans le cas du crime collectif prolongé contre la population de Gaza, c’est la participation indirecte qui affecte la plupart des Françaises et des Français, soit qu’ils approuvent ce crime, soit qu’ils n’en disent rien, se rendant tributaires. Soit qu’ils le dénoncent pour ce qu’il est. Ces derniers subissent les foudres du pouvoir. La complicité directe (par les livraisons d’armes, par la protection d’un criminel de guerre qu’on autorise à survoler la France quand il est recherché par la Cour Pénale Internationale…) est plusieurs fois avérée. La complicité indirecte aussi, dont attestent la répression de la solidarité avec les Palestiniens martyrisés, des prises de position en faveur des crimes israéliens pour « achever le travail », et des silences coupables. Au sens aigu, proustien, du terme, versé dans un débat public sans réconciliation possible, la « participation » de la France au crime collectif d’Israël est moralement impardonnable. C’est pourquoi la crédibilité morale de la France ne s’en relèvera pas. Et la société n’en sera que plus malade.
Le comble est que ce soit « en même temps », quand la France institue la date du 12 juillet pour célébrer l’irrévocabilité de la réhabilitation du capitaine Dreyfus et condamner le vieux crime collectif dont il fut la victime – que le pays, en ne prenant aucune sanction et en poursuivant toutes ses coopérations avec Israël, signe son engagement dans un crime collectif d’une ampleur inégalée dans notre siècle, n’en dénonçant mollement que les « excès » de réalisation. C’est encore un comble qu’au « symbole moderne et universel de l’iniquité au nom de la raison d’État » succède un symbole moderne et universel encore plus terrible de l’iniquité d’une autre raison d’État, révélatrice d’une régression des mentalités devant l’inacceptable.
L’autre élément, implicite celui-là, qui distingue le crime individuel pardonnable à terme, du crime collectif à jamais impardonnable, est sa durée. C’est elle qui permet qu’on y participe. Pour l’affaire Dreyfus ce fut long, une douzaine d’années, mais elle ne visait a priori qu’un seul homme. L’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 s’est faite en une journée. Indépendamment du fait que le Hamas était structurellement la partie faible et Israël la partie dominante omniprésente, le crime collectif a bien été constitué. Nuls autres n’ont pu en devenir complices et c’est à tort qu’on fit une curée de celles et ceux qui en donnèrent le contexte. Le crime collectif du Hamas n’ayant bénéficié d’aucune complicité en France, on s’est rabattu sur le « couteau suisse » de « l’apologie du terrorisme ». Mais pour ce qui est du crime collectif israélien, aux multiples critères génocidaires réunis, cela fait presque deux ans qu’il s’exerce activement jour et nuit. Quels que soient les quelques états d’âme, la France, et des Français autant que des Françaises, en sont activement complices.
L’autoritarisme qui nous gouverne n’est pas là pour ouvrir les yeux sur les actes qu’il commet ni s’intéresser à des considérations proustiennes pourtant très pertinentes pour l’esprit de justice qui devrait traverser tous les citoyens et citoyennes. À commencer par les classes sociales moyennes et supérieures où l’on trouve nombre de professions intellectuelles, comme les universitaires qui disposent d’une liberté académique que tous n’utilisent pas. Le crime collectif n’est pas une opinion qu’on serait libre de se forger à force d’arguties contraires à sa reconnaissance, c’est un fait incontournable. Mais le silence en est une. Il a beau s’afficher dans la forme passive, textuellement inexpressif, il nourrit néanmoins le crime. C’est pourquoi, à défaut d’avoir une « opinion » construite, on trouve d’autres gens silencieux qui parlent comme des esthètes et trouvent dans la pensée magique une issue à la tragédie dont ils sont conscients : « ayons confiance, les énergies positives vont bientôt changer radicalement le cours du monde ». Ils ne nient pas le génocide, ne cherchent pas à démontrer, comme certains qui ratiocinent, que l’usage du terme est « contre-productif » ; ils ou elles se contentent de contourner la difficulté pour ne pas changer leurs habitudes.
Bourgeois des sous-bassements
rendez votre équipement !
Cessez de périr sur pied
dans la forme qu’on vous a donnée
pour ne pas en sortir !
Dégagez-vous
bougez !
Quittez vos terriers consumés de lâcheté.
Ouvrez les yeux et la pensée
sur le monde qui vous échappe !
Faites-vous humains
contre la fin des temps
avant plus rien
maintenant.
Guy Lavigerie
3 septembre 2025
i in « À la recherche du temps perdu ».