Merde, voilà enfin, le voilà enfin, le mot juste…
Samuel Beckett L’innommable
Il y a plusieurs façons de mourir à Gaza.
Il y a la mort baroudeuse, celle qui vient du ciel (avions et drones), de la mer (navires et vedettes militaires), et de la terre (tanks, snipers, bombes, phosphore blanc, armes chimiques diverses). La vicieuse par réglage de la famine (destruction des terres cultivables, blocage de l’aide humanitaire, raréfaction des produits, organisation du marché noir et prix exorbitants).
La maffieuse par financement de gangs.
La roublarde par déguisement des zones de sécurité et des points de distribution de nourriture en stands de tir.
La savante par destruction méthodique de tous les hôpitaux, des système médicaux, sanitaires, scolaires, universitaires, administratifs, assassinat du personnel soignant, interdiction des médicaments et du matériel médical.
La patiente, par blessures, brûlures, hépatite, intoxication alimentaire, malnutrition, maladies du système digestif, maladies du système respiratoire, absence de médicaments, impossibilité de se soigner sur place ou à l’étranger.
L’ambulatoire par déplacements forcés.
L’inquisitoriale qui conduit en prison et à la torture.
La sociale par destruction du tissu économique, perte d’emploi, annulation de tout pouvoir d’achat, destruction des banques et disparition des liquidités.
L’indigente par démolition des logements, des services administratifs, scolaires, sanitaires. L’amusante par largage aérien de sacs de farine et humiliation maniaque aux checkpoints.
La désespérante par anéantissement de tout bien, de tout passé, de tout projet et de tout avenir. La silencieuse par élimination des secouristes, des fonctionnaires, des onusiens, des témoins, des journalistes.
La muette par complicité du monde entier.
Il y a plusieurs façons d’être négationniste dans nos contrées.
Il y a les absolutistes, ceux qui attribuent la responsabilité exclusive de la situation aux animaux-humains gazaouis qui n’ont que ce qu’ils méritent.
Les paternalistes, qui considèrent aussi que les animaux méritent un châtiment, mais que la leçon manquera d’efficacité si la punition n’est pas proportionnée à la faute.
Les comparatistes considèrent que, compte tenu des exactions commises par d’autres pays, l’intérêt porté aux Palestiniens est une manifestation d’antisémitisme.
Les réalistes reconnaissent l’existence de quelques bavures, mais considèrent qu’elles sont inévitables parce qu’une guerre est une guerre et qu’il n’y a pas d’omelette sans casser des œufs. Les analystes rappellent que les massacres ne sont que l’inévitable passage à l’acte provoqué par un traumatisme récent – le 7 octobre – sur un fond immémorial de persécution.
Les logiciens démontrent qu’il n’y a pas d’otages Palestiniens et que la guerre s’arrêtera avec la libération des otages Israéliens.
Les empathiques reconnaissent l’existence des massacres, et peuvent même les déplorer à l’occasion, mais n’oublient jamais de rappeler que cette infernale logique a surgi du néant, le 7 octobre, date fatale qu’il est interdit de contextualiser. Quand ils pleurent c’est sur eux-mêmes. Les légitimistes reconnaissent l’existence de massacres, mais considèrent qu’ils sont légitimes parce qu’ils répondent à l’inconditionnel besoin d’Israël de se défendre. Et qu’en cas de légitime défense tous les moyens sont bons pour surmonter l’épreuve existentielle imposée par l’axe du mal.
Les finalistes justifient les massacres par la noblesse de la cause finale, à savoir l’élimination du Hamas, donc du terrorisme, donc de la barbarie, donc du mal, pour le plus grand bien des démocraties occidentales.
Les euphémisateurs expliquent que les massacres ne sont pas aussi importants qu’on le prétend et qu’ils restent contenus dans des proportions acceptables.
Les panglossiens désavouent les massacres qu’ils attribuent à une clique de politiciens fanatiques que la seule démocratie du Moyen-Orient parviendra à brider, corriger, voire sanctionner, quand le moment viendra, car il viendra, et cette unique démocratie en sortira comme neuve.
Les mysophobes ne sauraient condamner les massacres par peur d’être associés aux wokistes-terroristes-décoloniaux-et-autres-islamo-gauchistes comme Rima-la-diabolique.
Les gardiens du temple refusent de qualifier les massacres de génocide. Ce terme étant une fois pour toutes réservé au génocide des juifs d’Europe par les nazis.
Les mots, il est vrai, doivent être utilisés avec précaution, particulièrement quand il s’agit de crimes aussi monstrueux. Mais, s’il faut être précautionneux avec les mots, ne faut-il pas aussi l’être avec les faits ? Et, en attendant que la justice ait effectué son patient travail d’investigation, de recoupement et de clarification, les Gazaouis ne meurent-ils pas par milliers ? Si un mot, fût-il employé abusivement, peut contribuer à faire cesser l’horreur, pourquoi s’en priver ? L’urgence n’est-elle pas d’arrêter les massacres ? Pourquoi faire barrage avec autant d’énergie ?
Parce qu’il est tout à fait exclu que ceux qui se prétendent les descendants des victimes du génocide perpétré par les nazis puissent se conduirent comme les bourreaux de leurs ancêtres revendiqués. Un Israélien ne peut pas être un nazi, c’est une donnée de base, un axiome, un tabou qu’on ne saurait transgresser sans être un antisémite accompli. De surcroît, admettre l’existence d’un génocide reviendrait à admettre que l’objectif des dirigeants Israéliens est d’éliminer les Palestiniens de Palestine.
Mais ne l’ont-ils pas déclaré à plusieurs reprises ? Ne continuent-ils pas de le répéter? Ne préparent-ils pas des déportations massives ? Les territoires ne sont-ils pas occupés depuis des dizaines d’années ? N’ont-ils pas été affublés de noms bibliques ? Israël ne contrôle-t-il pas toutes les frontières, tous les moyens de communication, la circulation des marchandises, des personnes, de l’argent, de l’eau ? Les territoires occupés illégalement ne sont-ils pas de facto annexés ? Le nettoyage ethnique n’est-il pas pratiqué depuis 80 ans ? Le droit international n’est-il pas systématiquement piétiné ? La colonisation de peuplement a-t-elle jamais cessé ? Alors ? Alors, cet objectif – déclaré, claironné, trumpetté – doit rester un secret de polichinelle : il existe, tout le monde le sait, mais personne ne doit le reconnaître clairement. Ou plutôt, on doit le faire exister sans le reconnaître complètement. Même si plus de 80 % des Israéliens sont favorables à la colonisation de peuplement et veulent se débarrasser des arabes-palestiniens-bougnouls-terroristes pour créer un Grand Israël, l’élimination systémique des Palestiniens ne doit être attribuée mezzo voce qu’à quelques dirigeants fanatiques et non à « la seule démocratie du Moyen-Orient ».
Il faut donc dire sans dire tout en disant qu’on l’a non-dit. Faire en niant le faire tout en faisant sans dire et en disant autre chose. Cette propagande, en forme de brouillage parfaitement orchestré, est de bonne guerre, si l’on peut dire, de la part de racistes-suprémacistes. Qu’ils parviennent à convaincre leurs concitoyens du bien-fondé de leur politique criminelle est également logique puisqu’ils flattent les humeurs les plus basses, la peur de l’étranger, le masculinisme, le désir de puissance, de grandeur, de prédation, de vengeance… L’Histoire offre de prestigieux exemples de semblables gangrènes.
Ce qui est plus étonnant – et franchement nauséeux – c’est de voir cette grotesque propagande endossée par nos gouvernants, relayée dans nos médias, scandée par des officines à la solde des criminels et vomie par des intellectuels ayant pignon sur rue. C’est de voir nos représentants locaux, nationaux et internationaux piétiner les principes qu’ils sont censés défendre. C’est de les regarder bavasser, prendre des poses, faire de crasseuses déclarations pour tenter de masquer leur complicité dans le crime, leur acquiescement, leur accord profond, leur veulerie.
D’où vient cet étrange penchant ? Sans doute de la culpabilité savamment entretenue autour du génocide des juifs d’Europe par les nazis, ce qui permet au premier gardien du temple venu de traiter d’antisémite le moindre soupçon envers les assassins. Sans doute aussi de la puissance des marchands de canons qui s’enrichissent grassement sur le dos des morts. Plus profondément peut-être, de notre héritage colonial. Qu’ont donc fait les Européens en Amérique, en Afrique, en Asie ? N’ont-ils pas massacré à tour de bras ? Israël – à qui les Occidentaux ont tout donné, jusqu’à l’arme nucléaire, et qu’ils continuent d’abreuver en munitions et à soutenir jusqu’à la nausée – ne pratique-t-il pas une colonisation de peuplement comme la France le fit en Algérie ? N’est-il pas un avant-poste proclamé et reconnu de nos exemplaires démocraties en terres arabes ?
Jusqu’à une date récente le négationnisme consistait à nier l’existence du génocide des juifs d’Europe par les nazis. Force est de constater que ce mot désigne désormais la négation des faits qui se déroulent sous nos yeux, qui sont corroborés par nombre de déclarations, de témoignages, de documents et de preuves. Et, comble d’ironie, bon nombre de ceux qui dénonçaient le négationnisme ancien sont ceux-là même qui nient le génocide en cours. Mieux, ils en nient l’existence au nom du précédent, pour le sauver prétendent-ils, alors qu’ils le salissent, en compromettent l’exemplarité et en bafouent l’autorité.
Le dernier mot revient donc à Beckett :
Se tailler un royaume, au milieu de la merde universelle, puis chier dessus, ça cétait bien de moi.
(publié avec l’autorisation de l’auteur)
Hervé Loichemol