377 universitaires et artistes signent leur opposition à l’usage croissant en Allemagne de critères décisionnels de nature politique dans leur champ d’expertise

Des représentants du gouvernement allemand ont récemment taxé d’antisémitisme et de négationnisme le philosophe politique, théoricien du post-colonialisme et historien camerounais de renommée internationale Achille Mbembe pour avoir critiqué la gestion coloniale des Territoires palestiniens occupée par Israël et tracé un parallèle avec le régime d’apartheid sud-africain. Vous trouverez ici notre analyse, et ci-dessous un appel de soutien international.

377 universitaires et artistes de plus de 30 pays ont signé un engagement à ne pas apporter leur caution à l’usage de critères décisionnels de nature politique et, plus généralement, à l’interférence politique des institutions, des municipalités et des responsables publics en Allemagne, qui viseraient à réduire au silence les défenseurs des droits palestiniens selon le droit international.

Les signataires s’engagent à ne pas participer à des jurys, à des comités de prix ou à des consultations en vue d’un recrutement universitaire chaque fois qu’il y aura « des indicateurs convaincants que leurs décisions pourraient être sujettes à une interférence idéologique ou politique ou à des critères décisionnels de nature politique ».

Les signataires incluent de nombreuses personnalités éminentes, dont les philosophes Judith Butler et Étienne Balibar, le scénariste et producteur primé James Schamus, le lauréat du prix Nobel de chimie George P. Smith, le linguiste et critique social Noam Chomsky, la théoricienne de la littérature et du postcolonialisme Gayatri Chakravorty Spivak, l’écrivaine Ahdaf Soueif, l’ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies Hans-Christof von Sponeck, le professeuret historien de l’Holocauste Amos Goldberg, l’artiste et écrivaine Molly Crabapple. L’architecte renommé Michael Sorkin a lui aussi signé cet engagement avant de mourir fin mars du COVID-19.

Cet engagement est une réponse aux nombreuses occasions dans lesquelles des artistes et des universitaires soupçonnés de soutenir le mouvement non-violent de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en faveur des droits palestiniens ont été soumis à une interférence politique répressive et à des campagnes de diffamation.

En mars, des responsables publics ont fait pression sur le festival triennal de la Ruhr afin de désinviter le philosophe Achille Mbembe, qui devait prononcer le discours inaugural du festival. (Le festival a été annulé depuis à cause de la pandémie de coronavirus.) L’an dernier, la ville de Dortmund est revenue sur la décision d’accorder à l’écrivaine Kamila Shamsie le prix Nelly Sachs de Littérature.

Shamsie et Mbembe ont tous deux signé cet engagement.

Les signataires de l’engagement affirment que « modifier la décision du jury d’un prix ou retirer une invitation sur des bases idéologiques est une interférence intolérable que nous ne pouvons cautionner, quand ce ne serait même que par notre participation aux jurys sujets à une telle interférence. »

Ils et elles affirment que rendre ces décisions dépendantes d’un engagement à désavouer BDS viole la liberté académique et la liberté d’expression et constitue « une moquerie du système et de l’objectif mêmes d’attribuer des prix à des individus considérés comme des leaders dans leurs domaines. »

Il est notable que plus de 40 signataires de cet engagement viennent d’Allemagne, dont des dirigeants d’institutions culturelles importantes.

La tendance inquiétante en Allemagne de réduire au silence des voix critiques, en particulier celles de personnes de couleur, a été notée avec une indignation croissante dans le monde entier. Des centaines d’écrivains et de personnalités de la culture ont fustigé le retrait du prix de Kamila Shamsie. Plus d’une centaine de personnalités publiques ont condamné la décision du Festival Open Source de Düsseldorf de désinviter le rappeur noir américain Talib Kweli l’année dernière.

En 2018, 75 personnalités ont condamné la décision de la Triennale de la Ruhr de désinviter le groupe musical des Young Fathers, et en conséquence, plusieurs artistes et groupes ont annulé leur participation au festival, contraignant le festival à ré-inviter les Young Fathers.

Le mois dernier, des dizaines d’universitaires juifs et israéliens, dont beaucoup sont des spécialistes de l’antisémitisme, des études juives, des études sur Israël ou des études sur l’Holocauste, ont appelé le gouvernement allemand à remplacer Felix Klein, le Commissaire fédéral sur l’antisémitisme, à cause de sa « honteuse » diffamation d’Achille Mbembe et de son « rôle clé dans l’usage de l’antisémitisme comme d’une arme contre les critiques vis-à-vis du gouvernement israélien et contre les militants exerçant leur liberté de parole et de réunion pour protester contre les violations par Israël des droits fondamentaux des Palestiniens ».

Le philosophe Étienne Balibar a déclaré :

« Nous vivons dans une période dangereuse pour la paix et pour les droits humains dans le monde, une période qui inclut un nationalisme croissant, de la xénophobie, de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Il est important que la liberté d’expression soit préservée et que la défense des valeurs universelles ne soit pas instrumentalisée par des politiciens qui cherchent à protéger de la critique internationale des régimes d’occupation coloniale et de discrimination raciale, et à réduire au silence les voix qui les dénoncent publiquement. Cette perversion de la justice est particulièrement regrettable quand elle a lieu en Allemagne, un pays qui veut être une démocratie modèle, tirant les leçons d’une histoire tragique, un effort que beaucoup d’entre nous ont admiré. Pour cette raison je rejoins avec regret mais sans hésitation la protestation internationale d’universitaires et d’écrivains contre des cas récents de censure et de discrimination ciblant des intellectuels éminents d’une valeur morale indiscutable — le professeur Achille Mbembe étant le cas le plus récent. Cela ne devrait pas continuer, pour la réputation de l’Allemagne autant que pour la cause de la démocratie. »

Les signataires de l’engagement déclarent qu’ils et elles « adoptent des positions diverses vis-à-vis de BDS, mais [sont] d’accord avec les 40 organisations juives et également avec les trois tribunaux allemands — le plus récent étant la Cour administrative de Köln [Cologne], en septembre 2019 — qui ont réaffirmé que le soutien à BDS est un exercice légitime du droit universellement reconnu à la liberté d’expression ». Les signataires déclarent aussi que les fausses accusations lancées par des responsables allemands contre Shamsie, Mbembe et les autres « ont pour intention de réduire le cadre des discussions à l’antisémitisme et à ses impacts pernicieux seulement » et « sont conçues pour détourner l’attention de tout intérêt critique envers le traitement des Palestiniens en Israël-Palestine, et pour le réduire au silence ».

L’écrivaine Ahdaf Soueif a remarqué :

« J’espère que le fait que tant d’entre nous — venant d’une telle diversité de convictions politiques — ressentent le besoin de publier cette déclaration alertera nos collègues en Allemagne sur la gravité de ces interventions politiques et idéologiques persistantes dans leur champ et les poussera à leur résister avec nous ».

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