La fin des vacances d’été et la rentrée se caractérisent par une multiplication des propos et actes racistes, tant islamophobes que négrophobes, deux figures du racisme contemporains désormais avérées. La succession de ces expressions du racisme fait courir le risque certain qu’une partie des habitant de l’hexagone « s’habitue au mal », s’acclimate à l’inacceptable et s’adapte à l’invivable ». Certes des condamnations de ces actes sont prononcées, des déclarations antiracistes sont produites, des communiqués de presse sont publiés. Cependant ces expressions antiracistes restent en réaction à chacune des agressions sans prendre la mesure de ce que révèle la succession des faits racistes et l’accélération de celle-ci. Rappelons quelques-uns de ces passages à l’acte raciste dont la succession indique le passage d’un seuil dans l’enracinement et la banalisation du racisme dans la société française. Analysons ensuite la signification de cette accélération raciste et les raisons possibles d’une riposte bien en dessous des enjeux.
Un florilège raciste en guise d’été et de rentrée
Malgré le risque de litanie récapitulons de manière non exhaustive la banalité raciste de ces dernières semaines :1) Le maire de Stains Azzedine Taïbi qui reçoit des lettres de menaces de mort et des appels téléphoniques insultants début juillet (« sale bougnoule, sale Arabe, retourne dans ton pays ») pour avoir inauguré dans sa ville une fresque en hommage à Georges Floyd et à Adama Traoré ; 2) Reprise par le nouveau ministre de l’intérieur Darmanin du concept d’extrême-droite « Ensauvagement » fin juillet ; 3) Deux incendies criminels contre des lieux de culte musulman à Lyon et Bron à la mi-août ; 4) Insultes et menaces fin août contre le maire de Givors Mohamed Boudjellaba : « Allez fou le camp bougnoule si tu ne veux pas brûler comme une merguez » ; 5) Numéro de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles du 27 août représentant la député Danielle Obono en « esclave » ; 6) campagne d’harcèlement contre la promotrice du compte Instagram « recette échelon 7 » en raison du fait qu’elle porte un foulard début septembre; 7) Dans la foulée publication d’un Tweet de la journaliste du Figaro Judith Waintraub associant cette promotrice aux « terroristes du 11 septembre » avec une quasi absence de réactions des principaux partis politiques; 8) propos de l’ancien Président de la République le 10 septembre associant « nègres » et « singes » ; 9) départ « fracassant » et médiatisés de députés Républicains et LREM au prétexte que la vice-présidente de l’UNEF portait un foulard lors de l’audition à la commission d’enquête sur l’impact de la crise sanitaire sur les jeunes le 17 septembre et dans la foulée succession d’émissions ou chroniqueurs et « experts » s’en donnent à cœur joie sur le thème de la laïcité menacée ; etc.
Arrêtons-la les exemples. Les faits sont certes de nature différente [de l’injure raciste à l’attentat terroriste], portés par des acteurs de natures différentes [journalistes, « chroniqueurs » et pseudo, experts, ministre, individus et groupes racistes, etc.], les cibles varient [les Noirs, les Musulmans, les quartiers populaires] mais convergent tous vers la banalisation de la parole et des actes islamophobes et négrophobes. Ces faits ne sont pas isolés les uns des autres mais participent d’un même contexte caractérisé par une crise économique et sociale sans précédent dont tous les effets ne se sont pas encore déployés, d’un même climat idéologiques caractérisé par une Lepénisation des Esprits largement installée et d’une même séquence historique caractérisée par la préparation des prochaines élections.
Face à un tel déferlement et au délire médiatique qui l’accompagne les réactions publiques restent largement en dessous des enjeux. Bien entendu nous n’en sommes plus aux postures de négation de l’islamophobie et de la négrophobie [ce qui ne veut pas dire qu’elles ont entièrement disparues] comme dans la séquence historique précédente. Les luttes menées ces deux dernières décennies sur le triple plan de l’islamophobie, de la négrophobie et des violences policières ont contraint un nombre grandissant d’organisations, de leaders ou de militantes et militants à rompre avec le déni du réel. En témoigne la marche contre l’islamophobie du 10 novembre dernier où pour la première fois étaient représentées des organisations et partis habituellement absents de ce type de mobilisation. En témoigne également l’ampleur des mobilisations contre les violences policières, en particulier par le comité Adama dont l’intelligence tactique a permis d’assurer une visibilité sans précédent à ce combat. En témoigne enfin la multiplication des actions symbolique de débaptisation des noms des espaces publics honorant des esclavagistes, colonialistes et racistes. Ces dernières actions ne parlent pas seulement d’un héritage encombrant mais des effets de celui-ci sur notre présent et en particulier sur le racisme négrophobe qui le caractérise.
La timidité des réactions publiques est à rechercher ailleurs que dans le déni. Elle s’explique, selon nous, par un contexte électoral déjà enclenché dans lequel le choix présidentiel est de jouer la bipolarité LREM/FN en n’hésitant pas pour ce faire à reprendre des mots et concepts d’extrême-droite ou issus de l’imaginaire colonial. Le terme ensauvagement par exemple n’est pas une « erreur » de Darmanin ou un trait de son individualité. Il participe d’une stratégie de langage murement réfléchie au service de cette volonté de centrer les futures échéances électorales sur le seul choix binaire Macron/Le Pen. Le terme ensauvagement est indéniablement issu de la galaxie d’extrême-droite. Dès 2013 est publié le livre La France Orange mécanique qui dénonce dans sa préface « l’ensauvagement d’une nation1 ». En 2018 c’est au tour du Rassemblement National de mettre en avant ce terme dans le titre d’un colloque « De la délinquance à l’ensauvagement ». Celui-ci est présidé par Marine Le Pen qui dans son introduction pose la question « Allons-nous de la délinquance à l’ensauvagement de la société ? C’est vrai que tout porte à le croire2 » avant d’évoquer le « terrorisme civil » et les « zones de non France » assimilables à des « jungles ».
Le terme charrie également avec lui toute l’épaisseur des périodes esclavagiste et coloniale. C’est aussi au nom de la lutte contre la sauvagerie et pour protéger les esclavagisés de celle-ci que s’argumenta l’esclavage : « Ce commerce paraît inhumain, explique le négociant esclavagiste Jacques Savary en 1675, à ceux qui ne savent pas que ces pauvres gens sont idolâtres ou mahométans, et que les marchands chrétiens en les achetant de leurs ennemis, les tirent d’un cruel esclavage et leur font trouver dans les îles où ils sont portés […] une servitude plus douce3. » Deux siècles plus tard on invoquera la nécessité de lutter contre la sauvagerie que constitue l’esclavage pour justifier la colonisation du continent Africain. « L’abolition de l’esclavage et la justification de l’expansion coloniale, rappelle la politologue Françoise Vergès, se trouvent liées par l’instauration de la République de 1848. Bien que ces deux logiques semblent absolument antinomiques, l’une va justifier et permettre l’autre. C’est précisément afin de libérer certaines populations de l’asservissement, ou de la menace d’asservissement par d’autres, que la France pourra intervenir dans divers territoires qui seront ainsi noblement libérés et commodément exploités 4».
Le Rassemblement National compte pour sa part, comme à son habitude, jouer la logique de la surenchère raciste pour accélérer la droitisation du champ politique, seul espoir pour lui de parvenir à terme au pouvoir. La droitisation du champ politique construit en effet progressivement les bases d’un accord avec une partie de la droite sans lequel l’accès au pouvoir est impossible à court et même à moyen terme. A gauche la discrétion est de mise sur ce racisme contemporain. On le dénonce désormais mais du bout des lèvres ou conjoncturellement mais on ne veut pas considérer qu’il est un des axes essentiels du combat social aujourd’hui. La crainte des conséquences électorales n’est pas pour rien dans cette « timidité » dans un contexte où les quartiers populaires restent marqués par une abstention record et où en revanche le vote d’extrême-droite est stable. Les préoccupations de chaque échéance électorale repoussent à toujours plus tard la possibilité d’une réponse antiraciste à la hauteur du nouvel âge du racisme que nous vivons et qui se concrétise dans les deux figures de l’islamophobie et de la négrophobie. Un petit détour sur l’histoire du racisme nous permet de saisir l’ampleur de ces enjeux.
Un nouvel « âge » raciste ?
Le racisme n’est pas une malédiction, une tare, une simple « peur de l’autre », un « virus », une « méconnaissance de l’autre » ou une caractéristique ahistorique de l’humanité. Ces différentes variantes de la définition idéaliste du racisme sont courantes et occultent les causes réelles du racisme et donc produisent une riposte inadaptée. Seule une approche matérialiste permet, en effet, de prendre en compte la dimension systémique du racisme et en particulier ses fonctions sociales, politiques et idéologiques. Le racisme émerge et se développe dans des conditions historiques données et pour servir des intérêts sociaux. Il n’est pas sans histoire mais au contraire revêt les formes historiques lui permettant de garder son efficacité sociale et idéologique. Ce n’est pas un hasard s’il est formalisé et théorisé au moment où le mode de production capitaliste part à la conquête du monde. C’est pour justifier celle-ci qu’émerge cette théorisation que l’on peut en conséquence dater de 1492 et de la conquête sanglante du continent américain. La fonction sociale du racisme est justement de justifier l’injustifiable aux yeux des peuples des pays esclavagistes, puis colonialistes et enfin néocolonialistes. Après avoir revêtu une forme biologiste pendant plusieurs siècles, la classification et la hiérarchisation de l’humanité ont été contrainte par le rapport des forces sociales à revêtir de nouveaux atours. Théorisé initialement sous la forme du racisme biologique c’est-à-dire sous la forme de la double affirmation de l’existence de « races » biologiquement différentes et d’une hiérarchie de celles-ci, le racisme s’est brusquement trouvé délégitimé par l’expérience traumatique du nazisme.
Pour la première fois avec Hitler la théorie des races biologiquement inégales était appliquée par des Blancs à d’autres Blancs. La victoire contre le nazisme rend impossible pour une longue période la figure du racisme biologique. Elle est devenue obsolète c’est-à-dire incapable de remplir sa fonction de justification. Emerge alors une nouvelle théorisation à base, non plus de « races biologiques » mais de « cultures » tout autant hiérarchisées que ne l’étaient avant les « races ». La confusion entre le racisme en général et ses figures historiques a eu comme conséquence l’illusion d’une disparition du racisme. Le recul du racisme biologique a été confondu avec le recul du racisme en général. Au premier âge du racisme qu’était le racisme biologique a succédé un second âge sous la forme du racisme culturaliste. Frantz Fanon a été, à notre connaissance, le premier à l’analyser :
Le racisme n’a pas pu se scléroser. Il lui a fallu se renouveler, se nuancer, changer de physionomie. […] Ce racisme qui se veut rationnel, individuel, déterminé génotypique et phénotypique se transforme en racisme culturel. L’objet du racisme n’est plus l’homme particulier mais une certaine forme d’exister […] Le souvenir du nazisme, la commune misère d’hommes différents, le commun asservissement de groupes sociaux importants, l’apparition de « colonies européennes » c’est-à-dire l’institution d’un régime colonial en pleine terre d’Europe, la prise de conscience des travailleurs des pays colonisateurs et racistes, l’évolution des techniques, tout cela a modifié profondément l’aspect du problème.5
Pour Fanon c’est donc une mutation matérielle [le rapport des forces antifasciste issu de la seconde guerre mondiale] et ses conséquences, tout autant matérielles [conquis sociaux nouveaux, abolition du code de l’indigénat, etc.], qui enclenche le processus de reformulation du racisme. Ce dernier ne s’est pas déployé brusquement. Il n’est pas le résultat d’une décision politique unique ou d’un complot machiavélique. Un besoin et une demande d’idéologie ont simplement après une série de tâtonnements et d’ajustements finis par produire une offre adéquate. Il a fallu ainsi deux décennies c’est-à-dire la moitié de la décennie 60 pour que le culturalisme devienne hégémonique, les indépendances ayant encore accéléré l’obsolescence du racisme biologique.
Or nous vivons aujourd’hui une nouvelle mutation d’ampleur du rapport des forces avec ce qui est communément appelé « mondialisation ». Loin d’être le résultat d’un développement des échanges, la mondialisation est le résultat de décisions politiques [de l’Organisation Mondiale du Commerce, de la Banque Mondiale, du Fond monétaire International, de l’Union Européenne, etc.] imposant par la contrainte financière [et au besoin par la contrainte militaire] la remise en cause de toutes les régulations et limitations à la logique pure du profit qu’avait imposé la séquence historiques antérieures et ses luttes [sociale dans chacun des pays, de libération nationale dans les anciens pays colonisés]. Cette nouvelle grande mutation appelle une nouvelle adaptation du racisme pour qu’il puisse continuer à exercer sa fonction de justification. Il s’agit désormais de justifier un nouvel asservissement de la planète qui à bien des égards peut se comparer à une recolonisation. Après la « race » puis la « culture » c’est la notion de « civilisation » qui est mobilisée pour hiérarchiser l’humanité et justifier la domination. La théorie du « choc des civilisations6 » de Samuel Huntington inaugure ce nouveau visage du racisme que nous proposons en conséquence d’appeler « racisme civilisationniste ». Les « civilisations » y sont présentées comme des entités homogènes et incompatibles entre elles. Elles seraient en lutte permanente les unes avec les autres. La « civilisation occidentale » y est présentée comme menacée en premier lieu par la « musulmane » puis par l’« orthodoxe » [autour de la Russie] et la « confucéenne » [autour de la Chine]. L’Afrique subsaharienne est considérée pour sa part comme n’ayant même pas atteint un stade de civilisation ce qui ne l’empêche pas d’être construite comme menace pour la civilisation occidentale, pour des raisons démographiques cette fois-ci. C’est de cela dont nous parle un Sarkozy, un Valls puis un Macron lorsqu’ils parlent de « menaces sur la laïcité, l’identité nationale, le droit des femmes, la République, etc. » voire même avec Valls de « guerre de civilisation ». Comme lors du passage au deuxième âge du racisme, le passage au troisième a été progressif. Entre la publication du livre d’Huntington, l’importation et l’adaptation de ses thématiques à la société française et son caractère quasi-hégémonique d’aujourd’hui, il s’est déroulé plus de deux décennies caractérisées par les multiples polémiques sur le foulard, l’Islam et les musulmans d’une part et par le thème d’un danger de submersion africaine d’autre part dont la théorie du « Grand Remplacement » n’est que la version d’extrême-droite. Ce dernier thème est d’ailleurs présent dans les théorisations d’Huntington qui après son fameux livre en publie un autre7portant sur le pseudo danger de submersion latino aux Etats-Unis constitutif affirme-t-il d’une menace pour l’identité nationale états-unienne définie comme centrée sur les Anglo-Saxons blancs protestants.
Islamophobie et négrophobie comme figures du racisme civilisationniste
Bien sur le thème de la « civilisation » n’est pas entièrement neuf comme en témoigne la rhétorique de la « mission civilisatrice » de la colonisation mais il était un élément second s’articulant au socle du racisme biologique. Il devient désormais le centre de l’argumentaire raciste pour remplir une fonction sociale et idéologique qu’Edward Said, auteur d’une critique magistrale de l’orientalisme, résume comme suit :
Ce que Huntington fournit dans son travail [… est en fait une version recyclée de la thèse de la guerre froide selon laquelle les conflits dans le monde d’aujourd’hui et de demain resteront non pas essentiellement économiques ou sociaux mais idéologiques. […] La guerre froide continue, mais cette fois sur de nombreux fronts, avec de nombreux systèmes de valeurs plus fondamentaux comme l’islam et le confucianisme qui luttent pour l’ascendant et même pour la domination de l’Occident. Sans surprise, donc, Huntington conclut son essai […) sur ce que l’Occident doit faire pour rester fort et garder ses adversaires faibles et divisés. 8
Sur le plan interne à chaque pays « riche » comme au niveau international la mondialisation est une logique de guerre permanente dont il faut masquer à la fois la nature économique et les conséquences désastreuses. Au niveau international elle signifie une concurrence accrue pour l’accès et la maitrise des ressources énergétiques et des minéraux stratégiques se traduisant par une multiplication des guerres et ingérences militaires auxquelles il faut préparer les opinions publiques. Sur le plan de chaque pays elle signifie la plus grande régression sociale depuis la seconde guerre mondiale sur les plans des salaires, des conditions de travail, des droits sociaux, etc., de laquelle il faut détourner l’attention par la mise en scène d’une menace plus grande, plus immédiate, plus radicale. L’ampleur du déclassement social généralisé que porte la mondialisation ne doit pas être sous-estimé. La logique enclenchée n’a aucune limite si ce n’est celle imposée par les luttes dans les pays du Sud comme dans les pays du Nord. Sous-estimer ce déclassement revient à s’interdire de comprendre le besoin systémique du racisme civilisationniste comme outil de légitimation des guerres à l’extérieur et de détournement des colères sociales potentielles à l’intérieur.
Pour jouer ces fonctions le racisme civilisationniste a l’avantage d’offrir des cibles idoines. C’est en effet dans les pays où la majorité de la population est musulmane d’une part et en Afrique d’autre part que se situent les sources d’énergies et les minerais convoités. Ce sont également de ces deux espaces que proviennent les immigrations contemporaines. Islamophobie et Négrophobie émergent logiquement comme les deux figures incarnant le nouvel âge du racisme. Chacune a été bâtie politiquement et médiatiquement en suscitant une peur spécifique liée à un pseudo péril tout autant singulier. Pour l’islamophobie le péril est « islamiste » avec, bien entendu, une explication de celui-ci évacuant les enjeux économiques et donc ayant comme conséquence de le faire apparaître comme consubstantiel à la religion musulmane elle-même. Pour la négrophobie le péril est « démographique » avec, cela va de soi, la même évacuation des enjeux économiques et donc ayant comme conséquence de faire apparaître celle-ci comme résultant d’une sexualité débridée et animale. Ce n’est pas un hasard ou le seul fait des manœuvres de l’extrême droite que se déploient dans les champs médiatiques et politiques des islamalgames récurrents passant aisément de la dénonciation de « l’islamisme » à celle de « l’Islam » et des musulmans. Ce n’est pas non plus étonnant (ou l’unique résultat des stratégies d’extrême-droite,) que se banalise jusque dans les discours de plusieurs Présidents de la République l’image démentie scientifiquement d’une « bombe démographique Africaine ».
Dans les deux cas la construction du péril est cohérente avec le besoin de justifier les ingérence là-bas [la lutte contre l’islamisme est ainsi mobilisée de l’Irak au Mali et de la Syrie à la Somalie en passant par l’Iran et le Soudan] et les politiques migratoires restrictives ici : Europe forteresse au prix d’une Méditerranée devenant un cimetière géant, organisation d’un volant de main d’œuvre servile avec les sans-papiers pour les secteurs non délocalisables, précarisation du séjour pour les immigrés réguliers, etc. Bien sur l’extrême-droite n’est pas passive. Elle perçoit ce contexte comme un effet d’aubaine et déploie en conséquence une logique de surenchère. Mais elle ne constitue pas la cause première du développement des deux figures du racisme civilisationniste que sont l’islamophobie et la négrophobie. Celle-ci se situe, selon nous, dans les besoins de légitimation d’une mondialisation capitaliste ramenant le monde à avant les conquis politiques et sociaux des luttes des deux derniers siècles ici et avant ceux des luttes de libération nationale là-bas.
Scénarios pour le futur
La mondialisation suscitera inévitablement une exacerbation des luttes et des résistances que ce soit ici ou là-bas. Elles prendront les formes qu’elles peuvent prendre comme l’ont illustré les différentes luttes de ces dernières années [mouvement des Gilets Jaunes, manifestations de masse sur la longue durée comme en Algérie, au Soudan, « coup d’Etat » au Mali, etc.]. Elles seront l’objet d’une intense bataille idéologique pour les isoler les unes des autres, les diaboliser, les retourner les unes contre les autres, les réduire à une dérive tantôt « fascisante » et tantôt « communautariste ». L’islamophobie et la négrophobie sont deux outils d’une redoutable efficacité au cœur de cette bataille idéologique. L’ampleur des luttes sociales potentielles liée elle-même à l’ampleur du déclassement généralisé porté par la mondialisation capitaliste [qui signifie concrètement une recolonisation là-bas et un retour à la condition salariale du dix-neuvième siècle ici] rend ces deux outils absolument nécessaires aux classes dominantes. Il en découle deux scénarios possibles sur un plan abstrait : Soit la lutte contre l’islamophobie et la négrophobie prend une place réelle dans les stratégies des organisations syndicales et politiques déclarant défendre les intérêts des classes populaires, soit elle continue de garder comme aujourd’hui une place marginale dans leurs agendas pour des préoccupations liées uniquement aux échéances électorales.
Sur un plan plus concret le second scénario reste largement dominant. C’est pourquoi l’action des associations, collectifs et organisations de l’immigration et de leurs descendants aujourd’hui autochtones est essentielle. Leurs actions autonomes sont les seules à pouvoir perturber un ordre dans l’agenda reléguant la lutte contre l’islamophobie et la négrophobie à une place symbolique quand ce n’est pas à une absence totale de place. Leur éparpillement actuel ne leurs permet pas de jouer cette fonction suffisamment. C’est dans le sens de la réduction de celui-ci qu’il convient, selon nous de porter nos efforts. C’est pourquoi l’idée d’Etat généraux des quartiers populaires est, à notre sens, essentielle dans la période actuelle. Les obstacles sont certes nombreux mais l’importance des enjeux impose à tous d’agir collectivement pour les dépasser. Faisons murir collectivement cette échéance sans précipitation mais avec détermination. Là où il y a une volonté politique, il y a un chemin.
Sans changements notables dans cette direction, islamophobie et négrophobie d’en haut s’ancreront dans la durée « en bas ». Sans lutte conséquente contre l’islamophobie et la négrophobie la lutte contre la mondialisation et ses effets se déploient avec une faille énorme pour le plus grand plaisir des classes dominantes.
Publié le 21 septembre
- Laurent Obertone, La France Orange mécanique, Ring, Paris, 2013.[↩]
- Introduction au colloque des députés du Rassemblement National, De la délinquance à l’ensauvagement, 1er décembre 2018, entendable dans son intégralité sur le site youtube.com.[↩]
- Jacques Savary, Le parfait négociant, ou instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays étrangers, Paris, 1675, p.140, consultable sur Gallica.[↩]
- Françoise Vergès, Une citoyenneté paradoxale, affranchis, colonisés et citoyens des vieilles colonies, in Chantal Georgel (dir.), L’Abolition de l’esclavage. Un combat pour les droits de l’homme, Complexe, Bruxelles, 1998, p. 24.[↩]
- Frantz Fanon, Racisme et culture, in Frantz Fanon, Pour la Révolution Africaine. Ecrits politiques, La Découverte, Paris, 2001, pp. 39 – 41.[↩]
- Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997.[↩]
- Samuel Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, Paris, 2004.[↩]
- Edward Saïd, The Myth. of “the clash of civilizations”, Media Education Foundation, Northampton, 1998, pp. 2-3.[↩]