Ziad Medoukh : « Même si j’écrivais des pages et des pages, je ne pourrais décrire ce qui se déroule à Gaza »

Photo : Ziad Medoukh à Gaza. © Photo DR

Ziad Medoukh, enseignant et écrivain, n’a pas quitté Gaza City depuis le 7 octobre. Il témoigne ici de sa vie dans les ruines et de la famine en cours.

Joseph Confavreux

29 juin 2024

Le 17 octobre 2023, alors que venait de débuter à Gaza une offensive qui semble aujourd’hui sans fin et dont le bilan approche 38 000 morts, en majorité des femmes et des enfants, Mediapart avait interrogé Ziad Medoukh, écrivain et professeur à l’université Al-Aqsa et à celle de Gaza.

Tandis que sa famille, comme des centaines de milliers d’habitant·es de la ville de Gaza, fuyait vers le sud de l’enclave, il affirmait haut et fort son refus de partir.

« Pourquoi ai-je décidé de rester seul et de subir l’horreur, l’angoisse et l’inquiétude ? Parce que je ne veux pas vivre une deuxième Nakba, une deuxième catastrophe. Si aujourd’hui je quitte ma maison, ma ville, Gaza, je quitte la Palestine et je serai de nouveau réfugié », expliquait-il à Mediapart.

Huit mois plus tard, alors qu’il a perdu de nombreux proches, notamment son frère, la femme de celui-ci et leurs cinq enfants dans un bombardement israélien, nous avons pu le recontacter. Entretien à travers un WhatsApp à la connexion aléatoire.

Mediapart : Êtes-vous resté à Gaza City depuis le début de l’offensive militaire israélienne ?

Ziad Medoukh : Oui, même si j’ai dû changer à cinq reprises de maison et de quartier depuis que mon immeuble a été détruit le 2 décembre 2023. Aujourd’hui, je vis dans une maison surpeuplée avec quarante autres personnes. Les bombardements des avions de chasse sont quotidiens et nous ne sommes en sécurité nulle part.

Même si les opérations militaires se concentrent aujourd’hui au sud, il y a encore des incursions dans ma ville en ruines. Les Israéliens se concentrent sur un quartier ; ils restent une semaine ou quinze jours et détruisent tout sur leur passage, même s’il ne reste plus grand-chose à détruire.

Désormais, la bande de Gaza est coupée en trois, avec des barrages militaires entre chaque partie. Au nord, nous sommes environ 600 000 Palestiniens. Au sud, où les opérations militaires sont les plus intenses, il ne reste plus que quelques dizaines de milliers de personnes concentrées sur la côte. La majorité des Gazaouis sont concentrés dans la région centrale autour de Deir El-Balah, dans des conditions de vie inimaginables.

J’ai survécu – car à Gaza personne ne peut plus vivre, nous ne faisons que survivre – en mangeant des herbes.

Toutes les photos et les vidéos témoignant de notre souffrance pendant ces mois de carnage ne peuvent suffire à montrer l’étendue du désastre vécu par toute une population civile horrifiée et abandonnée.

Parvenez-vous à trouver de quoi vous nourrir ?

En ce moment, c’est une véritable famine qui touche le nord de Gaza. Chaque jour, nous parviennent des informations de quelqu’un qui est mort de faim. L’aide internationale ne nous parvient pas, et nous ne trouvons quasiment aucun produit alimentaire sur les marchés, ou alors à des prix faramineux : 40 euros pour un kilo de riz, 30 euros pour un kilo de sucre. Ici, trouver de la nourriture constitue un véritable miracle.

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Entre octobre et décembre, on pouvait encore trouver quelques aliments, puis tous les stocks se sont épuisés, les magasins ont été fermés ou détruits. Les trois mois suivants ont été les plus difficiles. En janvier, février et mars, il n’y avait plus rien.  

J’ai survécu – car à Gaza personne ne peut plus vivre, nous ne faisons que survivre – en mangeant des herbes et en me nourrissant très peu, parfois seulement une fois tous les trois jours. La farine, qui est le produit essentiel, a atteint des prix astronomiques, jusqu’à 120 euros le kilo.

À partir de la mi-avril, il y a eu une petite amélioration lorsque, sous la pression internationale, un peu plus de camions ont pu entrer, à la fois de l’aide humanitaire, mais aussi des commerçants de Gaza qui ont été autorisés à faire venir des produits depuis l’Égypte.

J’essaie de continuer à témoigner mais les préoccupations quotidiennes prennent toute la place.

Mais depuis l’offensive sur le sud et la fermeture du terminal de Rafah, au début du mois de mai, c’est de nouveau la pénurie, et la famine revient. La seule différence est que les stocks de farine ont été en partie reconstitués et que son prix tourne désormais autour de 15 euros le kilo, ce qui permet à quelques boulangeries de fonctionner dans Gaza City et à ceux qui, comme moi, sont restés, de trouver un peu de pain à manger.

Mais le corps ne peut se contenter de pain, il a aussi besoin de fruits, de légumes… Nous sommes tous affaiblis et les premiers à mourir de ce manque de nourriture sont les enfants et les personnes âgées.

À cela s’ajoute le fait que le gaz étant interdit d’entrée à Gaza, la seule manière de faire cuire les aliments est de trouver du bois, qui est lui aussi devenu de plus en plus rare, parce que c’est la seule source d’énergie qui nous reste accessible depuis maintenant huit mois.

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Queue pour une distribution à Gaza. © Ziad Medoukh

Qu’en est-il de l’accès à l’eau ?

C’est inimaginable. Chaque foyer n’a le droit qu’à 16 litres d’eau potable tous les trois jours. Il faut se déplacer sur des kilomètres à pied ou en charrette et faire la queue pendant des heures pour obtenir le précieux liquide. L’occupation a détruit 732 puits d’eau partout dans la bande de Gaza en neuf mois. La situation est d’autant plus tragique que la chaleur s’est installée avec l’été. Un jerrican d’eau de 16 litres se vend autour de trois ou quatre euros.

Parvenez-vous encore à écrire ?

Je n’ai ni le temps ni le moral pour ça. Notre vie est paralysée par le temps passé à tenter de survivre, à essayer de trouver de l’eau ou de quoi manger, à glaner un peu de bois ou à tâcher de recharger nos téléphones portables grâce aux quelques panneaux solaires encore en état de fonctionner.

Les verrous se trouvent chez les Israéliens mais les clés se trouvent en Europe, aux États-Unis ou dans les pays arabes.

Et, comme je vous le disais, j’ai dû me déplacer cinq fois de quartier depuis la destruction de ma maison. Je suis accueilli par des proches et des cousins, mais il ne reste plus beaucoup d’habitations à Gaza City et nous sommes des dizaines dans chaque appartement. Là où je suis accueilli, je suis au milieu de quarante personnes et il faut s’adapter à cette situation où il est très difficile d’avoir accès à l’électricité et à Internet, et on n’a pas de moment où l’on peut être tranquille.

J’essaie de continuer à témoigner mais les préoccupations quotidiennes prennent toute la place, et même si j’écrivais des pages et des pages, je ne pourrais décrire ce qui se déroule à Gaza et le vécu de plus de deux millions d’habitants qui sont en train de se demander : pourquoi tout cela ? Pourquoi nous imposer une situation aussi dramatique ?

Trouvez-vous encore l’énergie de témoigner face au sentiment d’abandon que vous décrivez ?

Cela reste important, et cela calme ma colère, mais c’est vrai que le sentiment d’impuissance et d’abandon est difficile à supporter. Notre sort dépend entièrement de la communauté internationale. Les verrous se trouvent chez les Israéliens mais les clés se trouvent en Europe, aux États-Unis ou dans les pays arabes, et personne ne fait pression véritablement sur Israël.

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La Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale et même le Conseil de sécurité de l’ONU se prononcent pour un cessez-le-feu et disent que Gaza est en train de vivre un crime contre l’humanité, mais ça ne change rien ! Les Américains affirment être en désaccord avec les opérations militaires menées à Rafah mais continuent de livrer des armes.

La communauté internationale dans son ensemble est complice, même si je mets à part les manifestants de Londres, New York ou Paris qui s’opposent au malheur des Palestiniens. Mais nous avons besoin de concret, nous avons besoin que toute cette souffrance s’arrête enfin, nous ne pouvons plus nous contenter de décisions en notre faveur si elles ne sont pas appliquées.

Vous étiez enseignant dans plusieurs universités de Gaza : leur destruction signifie-t-elle pour vous une volonté de raser l’avenir de la jeunesse palestinienne ?

Bien sûr. Toutes les universités ont été détruites et spécifiquement ciblées. Il est impossible de faire des cours en ligne puisque l’accès à Internet est très aléatoire. À travers les universités, c’est la jeunesse qui se trouve en première ligne de cette volonté de détruire que nous endurons depuis des mois.

La seule alternative qui existe à Gaza n’est pas entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, elle est entre mourir vite ou souffrir longtemps.

Mais ce ne sont pas seulement les universités qui ont été visées par l’occupation : c’est l’ensemble du système éducatif, du système de santé, des routes… Toutes les infrastructures civiles ont été détruites et on voit bien que l’objectif de l’armée israélienne, quand elle fait une incursion, n’est pas de détruire le Hamas ou de récupérer les otages, mais de rendre Gaza inhabitable afin que les Palestiniens s’en aillent.

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Cependant, très peu de gens sont partis, que ce soit par le terminal de Rafah quand il était encore ouvert ou par la mer, bien qu’on risque notre vie à chaque seconde. Des centaines de milliers de Gazaouis qui étaient partis au sud sont retournés vers le nord.

Malgré le carnage impensable qui se déroule ici, l’armée de l’occupation ne parvient pas à nous faire partir, parce que la résistance populaire palestinienne consiste précisément à refuser de s’en aller de nos terres.

Peut-on savoir et dire si l’ampleur des pertes humaines et l’état des destructions de la bande de Gaza renforcent ou affaiblissent le soutien de la population gazaouie au Hamas ?

La population de Gaza n’a que faire des partis politiques et des organisations militaires. C’est une population effrayée, horrifiée, qui ne demande que la sécurité, la fin de l’agression, l’entrée massive d’aide humanitaire. Aujourd’hui, Gaza est un territoire sans gouvernement. Personne ne contrôle plus rien. Il n’y a plus aucune administration, on le voit particulièrement avec l’absence totale de contrôle des prix.

La seule alternative qui existe à Gaza n’est pas entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, elle est entre mourir vite ou souffrir longtemps. La question de l’ampleur du soutien au Hamas n’a pas de sens pour une population qui n’a pas l’espace pour réfléchir à la politique, puisque la seule question qui se pose est celle de la survie immédiate.

Il n’existe pas une famille ici qui ne soit pas en deuil, qui ne compte pas parmi elle des blessés, des personnes arrêtées et disparues.

Quand vous êtes, comme c’est mon cas, accueilli par des proches qui ont encore un toit, on ne parle pas politique le soir, on se concentre sur la vie quotidienne, le fait de trouver de la nourriture pour ses enfants, la nécessité de devoir prochainement trouver un autre abri, même s’il n’y a pas d’abri sûr à Gaza.

L’état de santé de tous les Gazaouis s’est dégradé au plus haut point. Il n’y a plus de laboratoires, plus d’hôpitaux, plus de médecins, plus de médicaments. La situation est tellement effrayante que personne ne se soucie du sort de telle ou telle faction politique.

Joseph Confavreux