Le 1er octobre, le sénateur LR Stéphane Le Rudulier a déposé devant la Haute Assemblée un projet de loi « pour consacrer la lutte contre l’antisémitisme ». Mais ce texte ne réussit à consacrer que la confusion tout azimut. Loin de protéger les Juifs, il ne protège que la politique française vis-à-vis de l’État d’Israël et de sa guerre génocidaire à Gaza. Si ce projet de loi lutte effectivement contre quelque chose, c’est contre nos libertés fondamentales. Pour couronner le tout, ce document n’arrive même pas à identifier correctement ceux qu’il prétendre défendre.
La législation française actuellement en vigueur pénalise déjà les actes racistes, dont antisémites. Le projet de loi du sénateur Le Rudulier n’ajoute aucun dispositif pour protéger les Juifs. Mais il livre un peu plus les Juifs de France à la vindicte populaire, nous mettant davantage en danger. Nous affirmons que des « soutiens » comme ça, on peut s’en passer.
L’Article 1er parle de « la communauté religieuse et ethnique juive ». Et pourtant, les Juifs ne constituent pas une ethnie. Il y a des Juifs ashkénazes, sépharades, blancs, noirs, occidentales, orientales, africains, latino-américains, indiens… Cette liste n’est pas exhaustive. Drôle d’ethnie, à moins qu’on se souscrive à la propagande israélienne qui veut que les Juifs du monde entier doivent « retourner » à leur pays ancestral après 2 000 ans d’exil. C’est un mythe grossier du point de vue historique mais une telle affirmation ne peut pas servir de base à une législation contre l’antisémitisme, ni en France, ni ailleurs.
Quant à l’identification religieuse, les Juifs ne constituent une communauté confessionnelle qu’en partie. Les Juifs qui ne sont pas pratiquants, qui ne sont pas croyants et qui n’ont aucune activité religieuse sont pourtant tout aussi juifs que ceux qui prient à la synagogue le jour de chabbat. Et ils sont tout aussi objet d’antisémitisme que les autres. Alors comme exercice pour identifier les Juifs d’un point de vue juridique – nécessaire dans tout projet de loi – c’est raté.
L’Article 2 dit que le fait de provoquer directement de l’antisémitisme ou de faire publiquement l’apologie de l’antisémitisme est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Très bien, sauf que des dispositions comparables existent déjà dans la loi Gayssot (texte qui réprime tout acte raciste, antisémite ou xénophobe), en vigueur depuis 34 ans. La loi Gayssot a été mise à jour à plusieurs reprises depuis les années 1990. Celle proposée par Stéphane Le Rudulier n’ajoute rien de neuf comme disposition pénale face au fléau antisémite.
La législation en vigueur réprime déjà tout acte raciste, dont des actes islamophobes. Ce n’est pas le cas du projet de loi de Stéphane Le Rudulier qui ne prétend pas lutter contre d’autres formes de racisme. Il se limite à sa seule déclinaison antisémite, ce qui est déjà suspect.
L’Article 3 réprime les propos antisémites même si l’auteur de tels propos ne désigne pas expressément ses victimes comme juives. Il suffit que ces derniers aient des « caractéristiques personnels notoirement associées » aux Juifs que l’auteur des propos « ne pouvait ignorer ». Ces caractéristiques ne sont pas définies dans le projet de loi. Et que de telles allégations sont punissables si elles sont faites « sous forme dubitative » et même si elles visent « une personne non expressément nommée ». Outre d’âpres batailles d’interprétation qu’on peut s’attendre devant les tribunaux chargés d’appliquer une telle loi, cet article ne passerait sûrement pas l’obstacle d’un examen préliminaire devant le Conseil constitutionnel.
L’aspect le plus contestable de ce projet de loi se trouve sans doute dans son Article 5, qui punit de 45 000 € d’amende quiconque conteste « l’existence de l’État d’Israël » ou qui remet en cause « le droit de la population israélienne à jouir souverainement (…) d’un territoire déterminé ». On est loin de l’objectif annoncé de ce projet législatif. Il est bien entendu que le projet de loi du sénateur Le Rudulier ne punit pas de 45 000 € d’amende quiconque conteste « l’existence de l’État de Palestine » ou qui remet en cause « le droit de la population palestinienne à jouir souverainement (…) d’un territoire déterminé ».
Sous les auspices d’une telle loi l’ensemble des membres de l’Union Juive Française pour la Paix et du Collectif juif décolonial Tsedek, du Collectif juif féministe Kessem – dont un rabbin et un étudiant de collègue rabbinique – pourraient être poursuivis. Sans parler de millions de nos concitoyens, Juifs et non Juifs, qui expriment des doutes quant à la légitimité de l’État d’Israël ou de sa politique territoriale. Quel rapport avec la lutte contre l’antisémitisme ? Aucun.
Quant à l’Article 6, il punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende quiconque exige d’un Juif qu’il « condamne l’action du gouvernement israélien ». Même si on n’est pas friand de l’idée de demander à quelqu’un ce qu’il pense d’Israël pour le seul motif de son identité juive, ce n’est peut-être pas un sujet sur lequel il faut légiférer. Si c’est le moyen que M. Le Rudulier a trouvé pour remplir les caisses de l’État face au déficit budgétaire actuel, cela ne ferait même pas le poids face aux mesures plus efficaces, comme par exemple taxer les ultra-riches, imposer équitablement les revenus du capital ou encore lutter contre l’évasion fiscale des grandes entreprises. Mais ça, c’est un autre débat. Ce serait un dévoiement flagrant de la législation pour atteindre des buts ultérieurs, non avoués, mais ce n’est peut-être pas l’intention première de ce sénateur de droite. Toujours est-il, comme moyen de lutter contre l’antisémitisme, on peut faire mieux.
L’Article 7 rencherit, car parmi les mesures proposées ont trouve la suivante : « lorsque la contestation antisioniste est commise » par voie de presse « les peines sont portées à trois ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende ». Ce n’est pas tout. « Lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne, les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende ». Alors attention à ce que vous écrivez sur votre réseau social ! En plus de remplir les caisses de l’État, les sionistes comme M. Le Rudulier feront d’une pierre deux coups en renfermant derrière les barreaux toutes les personnes – juives et non juives – qui contestent le sionisme. Benyamin Netanyahou en serait très content, le CRIF aussi, tout comme le ministre des Finances qui verra son déficit réduit d’autant. Mais les Juifs en seront pour leurs frais, dans le sens propre comme au figuré. Cela laisserait les Juifs encore plus vulnérables face aux vrais antisémites qui courent toujours mais qui ne sont absolument pas visés par de telles dispositions législatives.
Pour ce qui est de l’Article, 8 il réserve trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende à tout journaliste, photographe ou artiste considéré coupable de « répétition excessive » de propos ou même « d’images » relevant « d’un droit à la satire, au blasphème ou à la caricature » visant « la communauté religieuse et ethnique juive ». Avec une telle mesure Charlie Hebdo ne sera pas la seule publication visée. Un parlement qui voterait une telle loi n’aura pas seulement sur le dos les Juifs critiques des crimes israéliens et les associations antiracistes mais également les syndicats de journalistes. On s’éloigne de plus en plus de la lutte contre l’antisémitisme.
L’Article 10 pousse le bouchon encore plus loin. Il prétend réprimer la discrimination contre les Juifs. Très bien. Sauf qu’il punit à trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende tout personne qui entrave « l’exercice normal d’une activité économique quelconque ». Nous savons de quoi il s’agit. Les partisans de M. Le Rudulier ont déjà intenté maintes procédures devant les tribunaux contre les militants de la campagne BDS (Boycott, Désinvestissements, Sanctions) pour « discrimination » car ils demandent aux consommateurs de s’abstenir d’acheter des produits israéliens. Les tribunaux ont systématiquement rejeté de telles plaintes, car la campagne BDS relève de la liberté d’expression, pas de la discrimination et encore moins de l’antisémitisme. La jurisprudence est assez établit dans ce sens par les tribunaux français et européens. Une telle disposition ne passera même pas la porte du Conseil d’État si jamais il serait considéré comme recevable ailleurs, même devant n’importe quel tribunal d’instance.
On dirait que certains législateurs sont des émules des sionistes zélés de la LICRA, du BNVCA ou bien de l’Agence Juive pour Israël. Ils ne se contentent pas de faire valoir leur soutien aux crimes de guerre commis par l’État d’Israël. Ils font traîner devant les tribunaux des militants antisionistes ou tout simplement ceux et celles qui osent critiquer la politique israélienne. Ils ne le font pas dans l’espoir de gagner le moindre procès, mais seulement dans le but de bousculer l’emploi de temps de ces militants, déferés devant les juges au lieu de continuer normalement leurs activités associatives.
Au lieu d’intituler son projet de loi « pour consacrer la lutte contre l’antisémitisme », le sénateur Le Rudulier aurait pu l’intituler « pour consacrer la lutte contre les Palestiniens » ou encore « pour encourager les ventes d’armes françaises à Israël ». Mais visiblement il ne détient pas cette honnêteté intellectuelle. Il préfère faciliter les poursuites judiciaires contre les journalistes, écrivains, photographes, caricaturistes, internautes et militants associatifs – Juifs ou non Juifs – qui s’expriment contre la politique israélienne, dévier ainsi le nécessaire combat contre le racisme et laisser courir les vrais antisémites, qui ne sont en rien inquiétés par ce projet de loi.
Richard Wagman
13/10/24