La malveillance de l’Occupation

Le premier boycott visait un célèbre propriétaire terrien, l’éponyme Captain Charles Boycott, qui avait essayé de se débarrasser de ses locataires.

Le boycott est, comme beaucoup se le rappellent fièrement, une invention irlandaise. Le premier boycott visait un célèbre propriétaire terrien, l’éponyme Captain Charles Boycott, qui avait essayé de se débarrasser de ses locataires. Inspirés par la Land League (Ligue territoriale), les gens du coin refusèrent de le servir ou de travailler pour lui, répondant à sa menace sur leurs moyens d’existence en coupant les liens sociaux et économiques qui les liaient à lui. Depuis, le boycott a évolué en un instrument non-violent bien connu pour obtenir un changement social. Il reste le moyen le plus efficace par lequel la société civile fait rendre compte à ceux qui sont responsables de violations continues quoique réparables des droits fondamentaux, dont plus spécialement les violations qui menacent la capacité de toute communauté à maintenir ses moyens d’existence et de survie culturelle. Cela fonctionne tout à fait simplement en annulant ou en suspendant les liens avec les coupables, en refusant de collaborer aux injustices, même en les assumant passivement ou en les « normalisant » par l’inaction.

Avant tout, le boycott est un instrument aux mains de la société civile. Nous faisons appel au boycott lorsque les moyens de corriger une atteinte continue sont refusés par les institutions juridiques ou politiques qui devraient intervenir. En décembre 2009, Israël a lancé son agression catastrophique « Plomb Durci » sur Gaza – comme à nouveau en 2012 et 2014. Avant la fin des combats, Israël avait tué quelque 1.400 Gazaouis, principalement des civils qui n’avaient nulle part où se cacher et aucun moyen de s’échapper. Au plus fort de ce massacre aveugle, le parlement et le sénat américains ont fait passer une résolution pour soutenir la campagne d’Israël, mensongère dans toutes ses clauses, y compris en blâmant le Hamas pour son agression planifiée de longue date et disproportionnée. Seuls quatre courageux députés ne furent pas d’accord. Avec un soutien aussi verrouillé à Israël, alors même que les FDI poursuivaient ce que le rapport Goldstone de l’ONU établirait plus tard comme une guerre criminelle et hautement asymétrique contre une population emprisonnée, il devint clair que les institutions américaines – ou européennes- ne tiendraient jamais Israël pour responsable sans quelque pression compensatoire de la part des mouvements sociaux de la base.

C’est pourquoi, en janvier 2009, une poignée d’universitaires basés aux USA ont lancé la Campagne Américaine pour le Boycott Académique et Culturel d’Israël, qui appelle à la suspension de toute collaboration avec les institutions universitaires israéliennes qui sont complices de l’occupation et de la discrimination contre les Palestiniens. Le boycott, dans notre esprit, n’était pas simplement l’expression de notre vif dégoût face au massacre aveugle et écrasant perpétré par Israël. C’était, avant toute autre chose, une réponse à l’appel de la société civile palestinienne au boycott désinvestissement et sanctions contre Israël (BDS), adressé non pas aux puissances qui leur avaient constamment fait défaut depuis des décennies, mais à la société civile mondiale. Nous nous engagions à aider à donner forme à un mouvement social qui ouvrirait une brèche dans le barrage contre l’obtention de la justice pour les Palestiniens qu’Israël et ses riches lobbies maintenaient depuis des générations. Ces lobbies avaient réussi à coincer, non seulement le processus politique, mais aussi les médias américains qui n’avaient jamais couvert avec tant soit peu d’exactitude le sort de la Palestine et de son peuple. Confrontés à ce barrage contre la justice et l’information, seul un mouvement de la société civile, pensions nous avec donquichottisme, pourrait altérer l’équilibre du pouvoir et ouvrir des passages vers quelque possibilité de paix juste.

Pour mesurer le succès de n’importe quelle campagne de boycott, il s’agit moins de regarder son impact économique ou social que la transformation de la connaissance du public produite par le déroulement de la campagne elle-même. Le mouvement de boycott a déjà obtenu des succès étonnants et imprévus dans divers domaines, de l’approbation du boycott académique par des organisations professionnelles comme l’American Studies Association ou le Syndicat des Enseignants d’Irlande (Teachers Union of Ireland) au blocus des bateaux israéliens dans les ports des USA pendant l’agression de 2014 sur Gaza, jusqu’à la campagne internationale pour amener l’entreprise française internationale Veolia à suspendre ses projets de transports en Palestine occupée. Mais quelque bienvenus qu’aient été ces succès, leur effet sur l’économie israélienne ou sur la puissance de son armée demeure encore limité. Ce qu’ils ont obtenu, c’est quelque chose d’assez différent, l’avancement d’une compréhension par le public du système politique et du régime d’occupation d’Israël. Dans les succès ou les échecs, le travail des campagnes de boycott se fait avant tout par l’éducation des populations – dans les églises, les écoles et les collèges, les locaux syndicaux – sur les réalités de l’occupation et de la discrimination dont les Palestiniens souffrent au quotidien. Peu à peu grandit la perception que l’occupation n’est pas une défense contre des terroristes intransigeants, mais une annexion illégale qui dépossède une population indigène de ses terres et de ses droits fondamentaux, et qu’Israël lui-même n’est pas un bastion démocratique du Moyen Orient, mais un Etat fondamentalement racial. Comment, vraiment, un Etat qui a plus de cinquante lois pour discriminer sa propre population palestinienne peut-il, de quelque manière que ce soit, être considéré comme une démocratie ?

Des truismes autrefois inattaquables sur Israël se sont effondrées au cours des dernières années, non pas parce que leur fausseté n’était pas évidente pour quiconque se souciait de faire quelque recherche (simplement lire feu Edward Saïd), mais parce que le mouvement de boycott a généré des débats qui ont disséminé l’information sur un nombre de questions sans précédent, même à l’intérieur du Parti Démocratique américain. Peut-être le signe le plus parlant de l’impact du mouvement mondial de boycott est-il le fait que l’État d’Israël ait élevé BDS au statut de menace stratégique majeure. Le résultat ne fut pas une revigoration supplémentaire du débat, mais un effort sponsorisé par Israël – appelé « guerre législative » – pour mettre hors la loi le soutien au mouvement de boycott. Cela a déjà marché en France et de nombreux projets de loi anti-BDS sont examinés dans les parlements de nombreux Etats des USA. D’autres tactiques consistent en un effort insidieux pour définir la critique d’Israël comme antisémite ou des tentatives pour imposer des mesures punitives contre les mouvements étudiants ou les entités civiles et commerciales qui approuvent le boycott. On a retiré à l’un des membres fondateurs de la campagne palestinienne, Omar Barghouti, le droit de voyager et sa vie est sous la menace de ministres du gouvernement. D’autres mesures de répression contre des supporters de BDS, dans ou hors d’Israël, continuent à émerger. Mais ces actes de censure de plus en plus virulents révèlent une seule chose : que le régime israélien d’occupation, de dépossession et de discrimination est indéfendable. Ceux qui ne peuvent pas défendre un système à la lumière d’un débat public doivent recourir à la force, juridique ou autre, pour piétiner le débat. Mais la coercition est un très pauvre argument et, ironiquement, l’effort même de censurer joue comme un mégaphone qu diffuse les arguments qu’il cherche à détruire.

Cependant, la vie quotidienne des Palestiniens est un labyrinthe épuisant fait d’obstacles juridiques et physiques, depuis les centaines de checkpoints et de fermetures de routes, qui transforment des trajets de dix minutes en voyages de plusieurs heures, jusqu’au régime des permis qui transforme chaque projet, de la moisson au trajet médical, en cauchemar de refus arbitraires ; depuis la crainte bien fondée du leader étudiant d’une « détention administrative », qui peut être indéfiniment renouvelée, jusqu’à l’angoisse du professeur au sujet d’imprévisibles mais récurrentes incursions sur les campus ; depuis l’annexion de la terre d’une famille ou d’une communauté pour les colonies illégales, qui partout dominent le paysage, jusqu’à la menace quotidienne de harcèlement et de violence de la part des colons de droite protégés par l’armée israélienne. Ce qui est étonnant, ce n’est pas l’explosion de violence occasionnelle et réactive de la part de ceux qui sont systématiquement opprimés, mais la patience et l’obstination généralisées dont font preuve les Palestiniens dans des conditions de vie inimaginablement humiliantes et frustrantes.

Lors d’un récent voyage en Palestine, au cours duquel nous avons rencontré des universitaires et des étudiants d’une bonne dizaine d’institutions en Israël et en Cisjordanie, mes collègues et moi-même avons été témoins de la consternation de nos pairs devant ce qu’ils appellent la localisation : c’est-à-dire que, l’effet cumulatif des restrictions israéliennes sur la liberté de circulation des Palestiniens et son interférence avec le droit des étrangers à circuler librement, c’est la fragmentation croissante de la vie intellectuelle à tous les niveaux. Les étudiants d’Hébron dans le sud peuvent maintenant rarement se rendre à l’université de Bir Zeit près de Ramallah : ce qui représenterait un trajet d’une heure, si les colonies et les autoroutes réservées aux colons n’envahissaient pas la terre palestinienne, se traduit maintenant en un voyage de plusieurs heures avec des détours par la montagne sur des routes tortueuses ponctuées de checkpoints. A ces checkpoints, le danger de la violence militaire peut exploser n’importe quand, surtout s’il s’agit de jeunes Palestiniens. Dans le nord à Tulkarem, l’Université Technique de Palestine, seule université libre et publique de Palestine, accueillait autrefois des étudiants de toute la Cisjordanie et même d’Israël. Des invasions presque quotidiennes de l’armée israélienne sur le campus ont rendu définitivement invalides vingt étudiants et blessé des centaines d’autres, parfois avec des balles explosives ou à bout creux dont nous avons encore pu constater les effets sur un étudiant invalide et un technicien quelques six mois après l’incident. A cause de ces menaces létales, l’université a perdu une part importante de ses étudiants qui venaient d’ailleurs que du nord et qui, là, ne se sentent plus en sécurité. Une étudiante de l’université de Bethléem nous a dit que la toute première fois qu’elle a rencontré un étudiant palestinien d’où que ce soit hors de son environnement immédiat, ce fut quand elle put suivre un programme d’études aux Etats Unis. Peu d’étudiants palestiniens ont cette chance. Elle a été l’une des rares à survivre à la course d’obstacles qui décourage la plupart des Palestiniens – surtout les étudiants masculins – de rechercher ce genre d’opportunités.

La localisation détruit les principes cosmopolites qui sous-tendent toute université, faisant obstacle à la circulation vitale des personnes et des idées grâce à laquelle se développent la vie intellectuelle et la culture. Il est presque impossible pour les universités palestiniennes d’accueillir des universitaires étrangers qui enseigneraient pendant un semestre entier, puisque les visas de tourisme israéliens expirent au bout de trois mois et que leur renouvellement n’est pas garanti. Les visas de travail sont rarement accordés même – et surtout – aux enseignants, ce qui fait que, pour rester un semestre ou plus, l’universitaire invité doit prendre le risque, soit de mentir, soit de prolonger son séjour illégalement. Les universitaires et les étudiants palestiniens ressentent intensément cette perte d’accès au monde de la recherche, des archives et des études. La Palestine a toujours été une société dotée d’un haut niveau d’alphabétisation et d’une riche culture artistique et intellectuelle. Le Régime israélien d’occupation détruit avec constance ce riche héritage et les rêves et les visions de la jeunesse palestinienne. Comme Mariam, autre étudiante de l’université de Bethléem, nous l’a exprimé : « Nous n’osons plus rêver. Si vous avez des rêves, vous ne pouvez pas les réaliser, vous ne pouvez pas vivre en accord avec vous même. »

Ilan Pappé a éloquemment parlé du « génocide progressif » qu’Israël a infligé à Gaza. L’étranglement que l’Occupation inflige sur la vie des Palestiniens à Jérusalem Est et en Cisjordanie peut ou peut-être pas se comprendre comme un moyen de pratiquer un nettoyage ethnique, mais il est certain que le réseau serré de règlements et de restrictions rend la vie graduellement intolérable. Presque chaque universitaire ou étudiant palestinien avec qui nous avons parlé a senti que l’intention malveillante de nettoyage ethnique était évidente dans les conditions qu’on leur infligeait, poussant ceux qui le pouvaient à partir. C’est la violence structurelle qui est la précondition essentielle des explosions de violence létale qui sont reprises occasionnellement dans les médias occidentaux. Ce que subissent les universités n’est qu’un microcosme de l’impact fragmenté de la répression et de la dépossession sur la société palestinienne dans son ensemble. L’impact de la localisation ne tombe pas que sur eux, mais sur la culture palestinienne tout entière. La Palestine était autrefois le centre des idées, des marchandises et des populations qui circulaient à travers l’Asie occidentale et l’Afrique du Nord : comme nous le rappelait un professeur de Bethléem, l’ancienne route des caravanes partait de Jérusalem, via Bethléem, vers Hébron et au-delà. Maintenant, lui ne peut même pas faire les vingt minutes de route de Bethléem à son ancienne maison familiale à Jérusalem sans un permis spécial. Le régime israélien a presque immobilisé une population qui faisait autrefois partie intégrante d’une civilisation cosmopolite fondée sur le mouvement et le commerce.

Nous Irlandais devrions savoir ce que c’est que de souffrir de la perte d’une terre et d’une culture, d’être forcés à une vie d’émigration qui a récemment été retoquée en « diaspora ». La connaissance que nous avons de ce que c’est que d’avoir à partir sans réel espoir de retour est enracinée dans notre mémoire collective. Les conditions des Palestiniens, dans la Palestine historique et dans la diaspora, sont bien pires, forcés qu’ils ont été de subir souvent des exils successifs et alors que les lois israéliennes, qui protègent une majorité juive artificielle contre une population indigène qui a été qualifiée de « menace démographique », leur refusait le droit au retour. Et pourtant, ils persistent et refusent d’être déplacés sans se battre. Les puissances internationales leur ont fait défaut décennie après décennie. Israël poursuit son régime punitif et raciste d’occupation et de dépossession qui est tour à tour brutalement violent et étonnamment vilain dans son souci d’infliger de mesquines humiliations. Jusqu’ici, c’est ce qu’il a fait dans une impunité totale. Mais, comme presque chaque Palestinien nous l’a affirmé, BDS est la dernière forme de résistance non-violente qui leur reste et, en tant que telle, offre le moyen le plus prometteur pour atteindre la paix dans la justice à l’encontre d’une situation qui empire sans cesse.

Mais le boycott n’est pas une tactique que les Palestiniens sous Occupation ou en Israël peuvent très efficacement déployer tout seuls. C’est plutôt une tactique qu’ils ont demandé à la société civile internationale de mettre en œuvre. Ils nous demandent de répondre à leur appel. Si nous ne le faisons pas, nous aussi serons complices, en vertu de notre inaction, de la destruction lente et délibérée de la société et de la culture palestiniennes et de la violence quotidienne qui cherche progressivement et avec malveillance à les éliminer.

1er septembre |David Lloyd pour le Dublin Review of Books |Traduction J.Ch. pour l’AURDIP